Devoir de Philosophie

Marthe ROBERT, Le livre de lectures

Publié le 17/01/2022

Extrait du document

Chaque fois que je passe devant l'Hôtel des Invalides — et c'est souvent puisque j'habite tout à côté —, je me demande de quelle façon il aurait été conçu et construit si, en son temps, le mot « invalides « avait été implicitement proscrit du vocabulaire officiel. Sans aller jusqu'à rechercher de mystérieuses correspondances entre l'architecture et les pudeurs de la morale sociale, on peut penser que les remarquables acrobaties linguistiques auxquelles nous nous livrons par respect humain (1) ne sont pas dépourvues de liens avec nos techniques et ce qui nous tient lieu de style. Quoi qu'il en soit de notre peur des mots et des barbarismes qu'elle ne cesse d'inventer, le fait est que pour nous il n'y a plus ni pauvres, ni vieillards, ni primitifs, ni estropiés ; nous ne voulons connaître que des « économiquement faibles «, des « personnes du énième âge «, des pays « en voie de développement « et des « handicapés «, ce qui contribue sûrement à apaiser un peu la mauvaise conscience collective, bien que les intéressés eux-mêmes n'en soient guère soulagés. Faute de pouvoir nettoyer le monde de ses hontes bien réelles, nous évacuons du moins de notre vocabulaire les idiots, déshérités, misérables et miséreux, bonnes à tout faire et bons à rien qui, hier encore, y exhibaient les plaies de l'inférieur, du faible, du taré (jusqu'à présent les malades et les morts ont l'air de résister, il est vrai qu'il n'est pas si facile de s'en débarrasser). En somme, poussés par notre délicatesse, nous travaillons à étouffer le scandale d'être en condamnant les mots qui le disent trop clairement à s'effacer devant des mots décents, mais cette substitution ne traduit pas seulement les bonnes et les mauvaises raisons couvertes par le respect humain, elle force aussi à constater que le mot, investi magiquement du même pouvoir que son contenu, reste pour nous l'objet d'un culte superstitieux : nous le croyons toujours capable de déchaîner, ou, s'il est invoqué spécialement à cet effet, de conjurer les forces actives dont il est le signe indifférent. Contrairement à la leçon des linguistes, que nous ne songeons d'ailleurs pas à discuter, nous sommes toujours convaincus intimement que le mot « chien « mord et qu'il peut même devenir enragé. Parler de « pauvre « expose donc à un double danger : c'est invoquer imprudemment les puissances liées à l'argent, contre lesquelles le démuni pourrait fort bien se dresser ; mais c'est aussi attaquer le « riche « en lui lançant à la tête le symbole explosif de sa situation privilégiée — de là « économiquement faible «, un composé lui-même trop faible et trop mou pour qu'il y ait lieu de le redouter.
Cela dit, nous n'avons peut-être pas tellement tort de nous en tenir aux lois de cette magie primitive, en dépit de la logique et des remontrances de la théorie. S'ils sont mieux faits pour masquer les réalités gênantes que pour aider à les supprimer, nos euphémismes disgracieux ont cependant le mérite d'épargner aux défavorisés le surcroît d'humiliation que leur valait leur nom. Ne serait-ce qu'en cela ils représentent bien plus que des voeux pieux, car s'ils n'abolissent pas le passé rien qu'en le déclarant périmé, ils montrent du moins la direction que la vie veut prendre pour changer. Aussi, bien que leur rôle dans l'évolution des moeurs et des idées soit difficile, voire impossible à apprécier, la morale sociale y gagnera peut-être à la longue ce que le langage et l'esthétique y ont déjà sûrement perdu (l'opération, qui ne se fait que grâce à eux, ne peut réussir qu'à leurs dépens). Mais qui maintenant mettra ce « peut-être « et ce « sûrement « en balance ? Aucune « employée de maison « ne fournira jamais de servante Félicité à la littérature, de cela au moins nous pouvons être sûrs, mais qu'importe après tout si l'euphémisme par quoi la condition servile est implicitement réprouvée doit passer un jour dans les faits ? La perte des coeurs simples à venir peut bien laisser inconsolables ceux-là mêmes que la servilité révolte sincèrement, elle est en effet irréparable dans son domaine exclusif — et parfaitement insignifiante au regard de la vie, cela va de soi, puisque si haut que nous l'estimions, elle n'a de prix que sur les grands livres de la littérature, où les comptes des vivants ne sont jamais portés.


Marthe ROBERT, Le livre de lectures, 1977.


1. Résumez ce texte en 185 mots (avec une marge de 10 % en plus ou en moins). Indiquez, à la fin du résumé, le nombre de mots employés.
2. Expliquez en quelques lignes le sens dans le texte des expressions suivantes :
a) investi magiquement du même pouvoir que son contenu ;
b) euphémismes disgracieux.
3. Les périphrases que, selon Marthe Robert, nous multiplions pour désigner les choses gênantes nous permettent-elles de ne pas voir les choses telles qu'elles sont ou expriment-elles notre désir de les voir évoluer?
Vous vous efforcerez, dans un développement composé, de proposer à travers une réflexion argumentée et étayée d'exemples, une réponse personnelle à cette question.

Liens utiles