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Nucléaire : le grand retour du débat stratégique planétaire

Publié le 17/01/2022

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14 avril 2000 Il flotte ces temps-ci dans l'air des relents de guerre froide, quelque chose qui rappelle désagréablement une période qu'on croyait révolue. Cela n'a certes rien à voir avec l'affrontement idéologique Est-Ouest : on n'en est plus là. Mais un débat reprend, qui depuis une dizaine d'années n'avait plus cours : le débat stratégique entre les Etats-Unis et la Russie sur les armements nucléaires. Le projet de Bill Clinton de doter son pays d'un système national de défense antimissile (National Missile Defense, NMD) a ravivé une vieille querelle, à plus d'un titre déplaisante. Ce projet n'a pas pour objet de parer à une éventuelle attaque de la Russie, mais à la menace nouvelle que feraient peser certains pays du tiers-monde en passe de se doter d'un arsenal stratégique. Or les Russes ne l'entendent pas ainsi. Le projet américain va en effet à l'encontre du principe qui constitue, depuis trente ans, la règle d'or de leur relation stratégique avec Washington, le fondement de la stabilité et du désarmement nucléaires, coulé dans le marbre du traité ABM (Anti-Ballistic Missiles ), signé par les deux pays en 1972. Ce principe de base était que, pour freiner la course aux armes stratégiques, il fallait d'abord limiter les armes de défense destinées à les intercepter. C'est l'un de ces nombreux paradoxes sur lesquels repose la logique de la dissuasion nucléaire. En substance : moins l'un se protège, moins l'autre est tenté de surarmer pour déjouer cette protection. On appelle cela la "vulnérabilité positive". Le projet de Bill Clinton est une entorse à cette règle et suppose donc une révision du traité ABM. Les Américains ont beau faire valoir que c'est un projet limité, qu'il ne s'agit pas de contrer les armements stratégiques russes mais seulement une poignée de missiles nord-coréens ou iraniens, les Russes ne veulent pour l'instant rien entendre. Nous voilà ramenés à l'un de ces détestables tête-à-tête entre Washington et Moscou qui, pendant quelques dizaines d'années, ont dominé de façon étouffante toutes les relations internationales, et dont le monde s'était un peu vite cru libéré. Le désarmement, depuis dix ans, allait son chemin ; même chaotique, on n'en parlait plus guère, car il semblait inexorable ; les différends russo-américains auxquels il pouvait donner lieu ne paraissaient plus insurmontables, ni de nature à hypothéquer le reste. Et voilà que cela recommence. Parce qu'un président américain en fin de mandat veut imprimer sa marque pour l'histoire et préparer les élections pour son camp. Parce qu'un président russe nouveau venu entend faire respecter son pays et recourt pour cela à des méthodes quelque peu passéistes. Certes, on n'est pas revenu aux heures chaudes de l' "équilibre de la terreur", où chacun affichait sa capacité à pulvériser la planète pour dissuader l'autre de le faire. Mais Vladimir Poutine a manifestement quelque nostalgie de ces temps de "grandeur" nucléaire. Il n'a, du moins, pas renoncé à tirer sur cette grosse ficelle (à peine élu, il a, avec ostentation, passé sa première nuit de chef de l'Etat à bord d'un sous-marin nucléaire). Igor Ivanov, son ministre des affaires étrangères faisait dans ces colonnes, il y a quelques jours ( Le Monde du 24 avril), un exposé digne de l'époque de la Guerre froide, menaçant de stopper net le désarmement nucléaire, de revenir aux euromissiles, de dénoncer les accords sur le désarmement conventionnel en Europe... L'ancien système bipolaire semble renaître de ses cendres et reléguer tous les autres sujets, tous les autres intervenants, à un rang secondaire. C'est entre Washington et Moscou que l'affaire se traite, sans égard pour ceux qui tentent d'élever la voix et qui sont pourtant nombreux, Chine en tête. Kofi Annan s'est fait leur porte-parole à l'ONU, en demandant que l'on préserve le traité ABM. Les Européens sont déconcertés devant la perspective de "découplage" de leur sécurité par rapport à celle des Etats-Unis qu'ouvre le projet américain. La France - qui craint à terme une remise en cause de tout son système de dissuasion sur quoi elle a en large partie fondé son identité sur la scène internationale ( lire page 3) - milite ouvertement contre ce projet. UN SENTIMENT DE RÉGRESSION Comme au bon vieux temps, le débat stratégique renaissant brouille tous les autres. Les dirigeants français en savent quelque chose qui, à l'automne, ont tenté d'entraîner leurs partenaires occidentaux vers une critique plus ferme de l'intervention russe en Tchétchénie, et qui s'y sont cassé les dents : Bill Clinton ne songeait qu'à ménager les Russes pour obtenir leur consentement à une révision du traité ABM. "Il n'a que cela en tête", estimait-on alors à Paris. La grande réserve du président américain à propos des exactions commises en Tchétchénie désarmait toute velléité critique contre Moscou chez les partenaires européens de la France. C'est avant tout la mansuétude américaine envers Moscou qui garantissait à la Russie une totale impunité internationale concernant la Tchétchénie. Si l'on a aujourd'hui un tel sentiment de régression, c'est que la particularité du débat stratégique, outre sa dominante bipolaire, est son caractère abstrait : son vocabulaire pour initiés, sa logique hermétique, étrangère aux réalités, à quoi que ce soit d'humain. Que valent des villages caucasiens rasés, des prisonniers tchétchènes torturés, face à des jeux conceptuels relatifs en dernier ressort à l'apocalypse ? Terrain du bluff par excellence, des marchandages sordides et de la mauvaise foi (les Russes, "outragés" par le projet américain, sont les grands pourvoyeurs en armes de ces "Etats-voyous" dont l'Amérique veut se protéger), le débat stratégique est aussi la prérogative exclusive de quelques dirigeants flanqués de quelques experts, bref l'un des domaines les moins démocratiques de l'exercice du pouvoir. Tout semble pourtant être parti de considérations assez terre-à-terre : comment flatter l'électeur américain à l'approche des présidentielles ? Le président démocrate Bill Clinton cherche là, visiblement, à battre l'adversaire républicain sur son propre terrain. L'idée d'un bouclier antimissiles est en effet un vieux cheval de bataille du Parti républicain ; un vieux rêve américain naïf et paranoïaque - l'idée de mettre le territoire définitivement à l'abri de toute attaque extérieure - que Ronald Reagan avait porté à l'incandescence avec le projet mégalomaniaque de "guerre des étoiles". Les républicains aujourd'hui conviennent que la Guerre froide est passée, mais en déduisent que le traité ABM est devenu totalement anachronique et que donc... il n'y a plus lieu de le respecter du tout. Bill Clinton est plus modéré. Son projet ne suppose, dit-il, qu'un aménagement limité dudit traité. On sait où ça commence, on ne sait pas où ça s'arrête, répondent les dirigeants russes, qui n'ont pas forcément écarté l'idée de s'entendre un jour avec M. Clinton, mais qui pour l'instant font monter les enchères. Aux Etats-Unis, le Parti républicain contre-attaque, reprochant au projet Clinton d'être beaucoup trop timoré (lire ci-contre) et de cumuler les désavantages : des concessions à Moscou (sur les futures étapes du désarmement stratégique, sur le maintien pour l'essentiel d'un traité qu'ils jugent bon à jeter aux orties, etc.), sans protection efficace du territoire américain. Les ténors républicains, comme Jesse Helms, sont partis à l'assaut en déniant à Bill Clinton le droit de lancer, en fin de mandat, toute initiative stratégique et en promettant de ne rien ratifier qui en résulterait. C'est au mois de juin, après la visite qu'il doit faire à Moscou, que Bill Clinton décidera ou non de lancer le programme NMD. En attendant, la polémique pré-électorale bat son plein devant des citoyens américains qui, sans doute, n'y comprennent pas grand-chose. Vladimir Poutine mène sa barque. Et le reste du monde redécouvre douloureusement une problématique qui le laisse hors-jeu. CLAIRE TREAN Le Monde du 2 mai 2000

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