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Peron élu président

Publié le 17/01/2022

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24 février 1946 - Peron a été pour beaucoup d'Argentins une incarnation moderne du caudillo latino-américain. Il en avait le gabarit : épaules de gaucho, encolure de boeuf, masque de cogneur. Il en possédait aussi la fougue et l'éloquence. Quinze ans avant Fidel Castro, il a galvanisé les foules par son message " anti-impérialiste ". Ses discours n'avaient pourtant pas le contenu pédagogique et le ton quasi évangélique des grandes messes oratoires du leader cubain. Chaque année, quand il était président, Peron improvisait sur la plaza del Mayo, à Buenos-Aires, un plébiscite direct et incantatoire : " Etes-vous content de moi? " " Oui ", criait la foule. " N'avais-je pas raison ? " " Si ", répondait encore la foule. " Voulez-vous que je rentre chez moi ? " " Non ! ", protestait cette fois le bon peuple argentin. Durant son régime, son portrait ornait obligatoirement les vitrines des magasins. Son nom et celui de sa femme, Evita, ont été donnés à une multitude d'avenues, de places, de gares, de routes, et même à une partie du territoire national. Peron s'est laissé décerner, comme un dictateur des Caraïbes, les titres les plus pompeux : " Conducteur génial ", " Leader suprême ", " Travailleur numéro un ", " Forgeur d'une nouvelle Argentine ", tandis qu'Eva Peron, " Evita ", était appelée la " Dame de l'espérance ", le " Porte-drapeau des humbles ", la " Mère des innocents "... Il a aimé les délires organisés, les grands rassemblements d'où jaillissaient des cris qui devenaient affiches, slogans, devises nationales : " Peron tient parole ", " Evita dignifie ". Ses sentences étaient immédiatement transformées en credo martelés par la propagande. " Pour un péroniste, il ne doit rien y avoir de plus beau qu'un autre péroniste. " Les séances du Congrès, où ses partisans avaient la majorité, se changeaient en cérémonie du culte. Des marches péronistes étaient transmises, jour et nuit, à Buenos-Aires, par haut-parleurs. Les manuels scolaires furent refaits, pour contenir des panégyriques de son régime. L'histoire de l'Argentine fut réinventée : il y eut l'avant-péronisme et le péronisme. Dieu lui-même... A la formule inventée du temps de la prospérité : " Dieu est argentin ", Eva ajouta : " Et c'est pourquoi il nous a envoyé Peron... " Peron ne fut ni Hitler, ni Staline, ni Mussolini, mais une version du lider latino-américain, qui sut mobiliser les ressources émotives d'un peuple porté à croire en Eva comme à la Madone, et dont il cultiva l'idolâtrie. Sa femme morte, il décréta le deuil pour un mois, fit embaumer son cadavre et accepta l'idée d'une " canonisation laïque " : chaque lieu de travail eut son temple abritant un portrait d'Eva, le port de la cravate noire devint obligatoire, ainsi que les trois minutes de silence, chaque après-midi, à l'heure où elle était morte... Né dans un ranch, élevé au collège militaire, Peron a d'abord fait une carrière d'officier d'infanterie, avant de se mêler de politique, comme beaucoup de ses homologues argentins, et de participer aux pronunciamientos qui, par deux fois, en 1930 et en 1943, devaient bouleverser la vie du pays. Entre 1939 et 1941, favorable aux puissances de l'Axe, il a vu le fascisme en action en participant, comme expert étranger, à plusieurs exercices de l'armée mussolinienne. Il avait déjà écrit des ouvrages sur l'histoire et la stratégie. Il apprit alors la technique de la manipulation des masses et quelques rudiments de philosophie sociale. Un trait de génie Son trait de génie, il l'eut en 1943, quand, officier putschiste arrivé brusquement au pouvoir, il proposa de prendre en charge un secrétariat d'Etat au travail, ce qui lui permit, en deux ans, grâce à des réformes et à une démagogie éclairée, de capter la confiance de la classe ouvrière, jusqu'alors tenue à l'écart. Il devint vite l'incarnation virile, rayonnante, de la " révolution nationale " que ses collègues officiers avaient prétendu instaurer. Quand la population de Buenos-Aires manifesta contre la junte, en 1945, celle-ci lui donna Peron en pâture en le jetant en prison. Il en fut délivré, à l'appel d'Eva Duarte, sa maîtresse, par une manifestation massive, émouvante, des " marginaux " descendus pour la première fois de leurs faubourgs: les descamisados, les sans-chemise de la révolution péroniste. Ces nouveaux venus dans la vie argentine, cet " alluvion zoologique ", comme devaient dire plus tard ses adversaires, Peron en fit le support essentiel de son pouvoir, la justification suprême de sa politique. Avec eux, dans les meetings, il " tomba la veste " pour tourner en dérision les moeurs bourgeoises. Il désigna à leur colère l'oligarchie nationale et l'impérialisme étranger. Il leur tint, pendant douze ans, un langage passionnel, religieux, qui mariait, dans des formules parfois apocalyptiques, l'autorité du chef et la sollicitude du père: " J'ai avec moi cinq cent mille sans-chemise, proclamait-il, avec moi à leur tête, ça fera un million. " L'homme était charmeur, carré, cordial, avec un rire de mangeur de vie, aimant se montrer en tenue de sportif-ce qu'il était, à la fois skieur parfait et escrimeur accompli,-forgeant sa doctrine " justicialiste " au fil d'articles qu'il signait Descartes, hommage du " vice " à la vertu. Il prétendit renoncer à son traitement présidentiel, et vivre de peu, car il n'avait pas besoin d'argent, disait-il, pour être heureux. Il affirma la validité du précepte pour le pays tout entier, alors que les caisses étaient vides: " L'or, disait-il, ne sert qu'à remplacer les dents des vieilles dames. " Les Argentins surent ce que valaient de telles formules quand, le caudillo renversé, ses résidences particulières révélèrent des entassements de voitures et de motos, de joyaux et d'objets d'art. La corruption de son régime fut démontrée, ainsi que la tartuferie de ses dévotions funèbres à Evita, quand des collégiennes avouèrent leur étrange intimité avec le caudillo. Rien n'y fit, et les sans-chemise de l'Argentine continuèrent de vivre à l' " heure des brasiers " que Peron a allumés pendant douze ans. CHARLES VANHECKE Le Monde du 17 novembre 1972

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