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Près de soixante morts et six cents blessés en Kabylie

Publié le 17/01/2022

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28 avril 2001 La Kabylie comptait ses morts et ses dizaines de blessés dimanche 29 avril, au lendemain d'un samedi sanglant au cours duquel les affrontements entre jeunes manifestants et forces de l'ordre ont atteint leur paroxysme. Tandis que certains commençaient à enterrer les victimes, plusieurs localités étaient encore le théâtre d'affrontements. Les journaux ont fait état de deux à sept tués dimanche. Devant les hôpitaux submergés par le nombre des blessés, les scènes de douleurs alimentaient une colère qui n'a cessé de grandir. La tension était perceptible à Alger même, notamment sur les différents campus universitaires en grève depuis deux jours, et où étaient organisés des rassemblements et des marches pour dénoncer la répression et « les assassinats de jeunes innocents ». Le dispositif de sécurité a été renforcé par crainte d'une contagion de la capitale qui aurait un redoutable effet amplificateur sur le reste du pays. ATTENTE INQUIÈTE Le soulèvement ne semblant pas près de s'apaiser en Kabylie, une attente inquiète s'est emparée du reste du pays. Le président Abdelaziz Bouteflika, vivement critiqué par la presse pour avoir choisi d'aller participer au sommet africain sur le sida, qui s'est ouvert jeudi 26 avril, alors que la Kabylie était à feu et à sang, devait adresser un discours à la nation lundi à 20 heures locales. Le mutisme du pouvoir, qui jusqu'à maintenant n'a été rompu que par des interventions laconiques du ministre de l'intérieur, Yazid Zerhouni, suscite l'indignation, tout en alimentant les rumeurs sur une exacerbation des dissensions au sommet de l'Etat. Le bilan du samedi noir est particulièrement lourd et oscille, selon les sources, entre 21 et 32 tués, les blessés se comptant par dizaines. Ces chiffres sont « exagérés », a assuré le ministre de l'intérieur, qui a néanmoins été incapable de fournir un bilan officiel. SCÈNES DE GUERRE Dix jours d'émeutes auraient déjà fait entre cinquante deux et soixante deux victimes, selon les sources, et plus de six cents blessés. Les habitants aussi bien que les principales forces politiques de la Kabylie ont dénoncé l'extrême brutalité des forces de l'ordre, qui auraient fait usage, selon eux, de balles explosives. Le retrait « total » de la gendarmerie, particulièrement honnie et ciblée par les jeunes émeutiers, est devenue une exigence majeure de la population. Les vives appréhensions qui ont conduit le Front des forces socialistes (FFS) à annuler, à la dernière minute, des manifestations à Tizi-Ouzou et Bejaïa, se sont révélées fondées. De fait, A Bejaïa, où le contre-ordre du FFS n'est pas parvenu, une foule immense a défilé, avant que des groupes de jeunes particulièrement remontés, bousculant le service d'ordre, ne se dirigent vers le centre-ville où ils ont saccagé des édifices publics et attaqué les forces de l'ordre. La ville de Tizi-Ouzou a connu de véritables scènes de guerre entre des jeunes, ivres de colère, et des forces de l'ordre usant de gaz lacrymogènes et de balles réelles. Les appels aux calme lancés par les adultes n'ont pas été entendus et les structures politiques ou associatives de la région ne réussissent plus à encadrer une jeunesse décidée à en découdre. Contrairement au passé, le soulèvement s'est déclenché dans les villages et les hameaux, où les conditions de vie sont infiniment plus dures que dans les villes ; ce qui explique son âpreté, que la répression n'a fait qu'exacerber et durcir. La revendication linguistique, qui a marqué la Kabylie au cours des deux dernières décennies, n'est pas la priorité de ces jeunes, victimes de la mal-vie et qui n'ont plus aucun espoir raisonnable de trouver du travail ou de fonder une famille. Les demandes économiques et sociales ont pris le pas sur la revendication identitaire. Ce sont des logements et le respect de leur dignité qu'ils estiment bafouée par l'appareil administratif et sécuritaire, qu'exigent ces jeunes déchaînés et en proie à une frénésie impressionnante de destruction des symboles de l'Etat. « Pouvoir assassin », « gouvernement terroriste, corrompu », « la mort plutôt que cette chienne de vie », étaient les slogans les plus entendus. « Peuple, armée, avec toi Hattab » : le pouvoir algérien est si fortement rejeté que les manifestants n'hésitent plus à crier des slogans à la gloire de son pire ennemi, Hassan Hattab, chef du Groupe Salafiste pour la prédication et le combat, un mouvement armé islamiste particulièrement actif dans la région. Ce slogan ne correspond pas nécessairement à une adhésion idéologique au dit mouvement, mais à une attirance pour les choix les plus radicaux. Il est le signe que le consensus anti-islamiste établi au cours de ces dernières années entre une partie des élites de la Kabylie, incarnée par le Rassemblement pour la culture et la démocratie (RCD) de Saïd Sadi et le pouvoir, a pris un sérieux coup. Le RCD, conspué par certains manifestants qui l'associent au pouvoir, entend d'ailleurs se retirer du gouvernement. « Il est impossible de rester dans un gouvernement qui tire à balles réelles sur son propre peuple », a déclaré dimanche M. Sadi, qui a évoqué un « climat trouble et confus qui règne dans les sphères dirigeantes », lesquelles « jouent le pourrissement en Kabylie en espérant imputer les morts à ses adversaires du sérail ». Le premier secrétaire du FFS, Ali Kerboua, parle, lui, de « massacres à huis-clos » et accuse le pouvoir de « vouloir régler ses différends et rééquilibrer ses rapports de forces internes en enflammant le centre du pays ». Les élus locaux du FFS ont lancé un « SOS génocide », appelant l'opinion algérienne et internationale à « venir au secours de la population civile et [à] faire pression sur le pouvoir algérien pour faire cesser les massacres ». Les esprits sont à crans. Dans les milieux de l'opposition, on craint qu'un discours du président Bouteflika qui n'ouvrirait aucune perspective sérieuse de démocratisation, n'attise davantage un feu que plus personne ne semble en mesure de maîtriser. Le Monde du 2 mai 2001

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