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Siméon, un Juan Carlos bulgare ?

Publié le 17/01/2022

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17 juin 2001 COMMENT appeler le régime qui est sorti des urnes le 17 juin en Bulgarie ? Une république para-monarchique ? Une démocratie royale ? Un parlementaro-royalisme ? De fait, la victoire remportée aux législatives par le mouvement fondé peu de mois auparavant par l'ex-roi Siméon II, qui n'était pas personnellement candidat, crée une situation étrange, moins archaïque en réalité que postmoderne. Personne ne soupçonne le citoyen Siméon Kobourgotski (transposition en bulgare de son nom de famille, de Saxe-Cobourg-Gotha) d'être une menace pour les libertés publiques, les structures démocratiques ou la légalité. Ses liens familiaux le rattachent à toutes les dynasties d'Europe occidentale, régnantes ou pas, qui les unes comme les autres respectent depuis des décennies l'ordre constitutionnel des pays où elles vivent. Pourtant, chacun suppose que son but est à terme de rétablir la monarchie en Bulgarie et de remonter sur ce modeste trône qu'il occupa enfant. La comparaison historique qui peut venir à l'esprit des Français - Louis Napoléon Bonaparte élu président de la République puis rétablissant l'empire à la faveur d'un coup d'Etat en 1851 - ne fait pas l'affaire. Sans même parler des évidentes différences de lieu et d'époque, le personnage n'a rien de comparable à l'aventurier au pedigree douteux devenu Napoléon III. Ayant passé le plus clair de sa vie en Espagne, Siméon de Saxe-Cobourg a assisté aux premières loges à la mise en selle de Juan Carlos, nommé roi par Franco, et à ce qui s'est passé ensuite : la création de toutes pièces par Juan Carlos d'une légitimité politique aujourd'hui presque universellement reconnue. Ne parlons pas de légitimité dynastique : les Bulgares n'y croient pas plus que n'y ont cru les Espagnols. Juan Carlos a été « restauré », après une République, une guerre civile et quarante ans de dictature. Quant à l'ex-roi de Bulgarie, il n'est après tout que le petit-fils d'un prince allemand placé par Bismarck à la tête d'un jeune pays balkanique. Son prénom, Siméon, ainsi que son numéro, deux, établissent une continuité parfaitement fictive avec les royaumes bulgares du Moyen Age, engloutis par l'Empire ottoman. Le fait est que Juan Carlos a réussi à offrir à une Espagne profondément traumatisée une sorte de colonne vertébrale sur laquelle s'est construite la démocratie. C'est son mérite personnel et la source de sa légitimité de chef d'Etat. Siméon, à la différence de Juan Carlos, n'a pas été placé par un autre sur un trône relevé tout exprès. Son trône, si trône il doit y avoir, il faudra qu'il se le gagne, par le vote des Bulgares et le bilan de son action. De ce point de vue, les choses se présentent à la fois bien mieux et bien plus mal que dans l'Espagne d'il y a un quart de siècle. Le mieux, c'est que la démocratie politique est installée en Bulgarie depuis plus de dix ans. Bien que très imparfaite et décevante en termes de réalisations, elle a été gagnée et préservée par le peuple à travers mille difficultés. Deux ou trois fois, dans des périodes de crise, d'immenses manifestations pacifiques ont contraint le pouvoir à redonner la parole aux électeurs. Démentant tout déterminisme balkanique, jamais la violence politique ne s'est imposée, et les tensions entre communautés ethniques ou religieuses ont été désamorcées par le dialogue. Une politique étrangère d'une grande sagesse a été élaborée par le président Jeliou Jelev au début des années 1990, faite de bonne intelligence avec tous les voisins de la Bulgarie et d'une recherche inlassable de rapprochement avec des ensembles plus larges (l'Union européenne, l'OTAN, mais aussi la francophonie, le groupe des pays d'Europe centrale, celui des pays riverains de la mer Noire et plus récemment celui des nations balkaniques). Ce qui se présente bien plus mal qu'en Espagne, c'est la situation économique. La Bulgarie peine à sortir d'une « transition » marquée par la décomposition rapide de l'économie communiste et la lente recomposition d'une économie de marché entachée de cleptocratie, par une terrible crise financière (1996-1997) et par une succession de guerres très déstabilisantes dans l'ex-Yougoslavie voisine. Franco avait laissé un pays en plein décollage, ayant certes de vastes pans de sous-développement, mais aussi un passé de grande puissance, une administration en état de marche, des entreprises prospères, des élites nombreuses et ouvertes sur le monde. Toutes choses qui ont fait défaut à la Bulgarie. Son économie avait vécu en osmose avec l'URSS, plus que celles des autres démocraties populaires. Sa restructuration a été difficile, d'autant plus que la volonté politique a longtemps manqué. La réorientation du commerce extérieur vers l'Occident a été freinée par l'isolement physique dû aux guerres de Yougoslavie, qui ont aussi découragé l'investissement étranger. Les jeunes, souvent très bien formés, ont quitté le pays en masse, laissant sur place une population vieillissante et paupérisée, à l'exception de quelques nouveaux riches. Cet aspect n'est sans doute pas pour rien dans le score réalisé par Siméon : pour les plus de soixante ans, les années 1930 restent comme le souvenir d'un âge d'or, entre les années 1910-1920 marquées par les guerres balkaniques, le terrorisme anarchiste suivi de répression, et l'entrée dans la seconde guerre mondiale en 1941. Boris III, le père de Siméon, s'est allié à Hitler mais a ensuite essayé de lui résister. Il lui en a peut-être coûté la vie (sa mort au retour d'un voyage à Berlin reste mystérieuse) mais sa figure historique en a été rehaussée. Et la monarchie garde aussi le prestige d'avoir refusé, sous la pression d'une partie de la classe politique et de la société civile, de déporter les juifs de Bulgarie. HABILE À LA MANOEUVRE Siméon II bénéficie d'un double avantage historique : il est politiquement vierge, et il incarne la continuité avec la période antérieure au traumatisme communiste - de même que Juan Carlos permettait de renouer avec l'Espagne d'avant la guerre civile. A partir de là, se montrer habile à la manoeuvre, comme il l'a été jusqu'à présent, lui sera nécessaire. Nécessaire, mais pas suffisant. Les attentes des électeurs sont immenses. Ils ont été déçus par les gouvernements anticommunistes et postcommunistes qui se sont succédé - la sanction est tombée de part et d'autre, les « bleus » sortants ayant recueilli aux législatives 18,2 % des voix, et les « rouges » au pouvoir précédemment 17,3 %. Le « tsar » n'a bénéficié d'aucune vague de fond royaliste (c'est en tout cas ce que montrent les sondages), mais il a représenté un espoir et une nouveauté, à la fois occidentale et bulgare. L'intégrité personnelle que chacun est prêt à lui reconnaître, son carnet d'adresse dans le Gotha (eh oui, sa famille est à l'origine de cette sorte de Bottin des altesses), son entourage de Bulgares ayant acquis de l'expertise à l'étranger, forment autant d'atouts précieux. Cela fait-il une politique, cela remplace-t-il une administration et une police efficaces, cela permet-il de dyna miser une économie et de relever un niveau de vie dramatiquement bas ? Ces questions ne doivent pas intéresser les Européens à titre purement entomologique. La Bulgarie fait partie des pays appelés à rejoindre l'UE au cours de cette décennie. Le retour de Siméon II qui peut sembler folklorique est aussi le symptôme d'un échec collectif. Dix ans après la fin de la seconde guerre mondiale, l'Europe de l'Ouest sous influence américaine s'était remise debout, politiquement et économiquement. Douze ans après la chute du mur de Berlin, l'Europe de l'Est sous influence ouest-européenne reste maladive et dépendante. Si rien de plus efficace n'est tenté, on peut s'attendre à y voir surgir des bizarreries politiques autrement plus inquiétantes que l'élection démocratique d'un ancien roi en Bulgarie.

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