Une France mythique, guettée par la « décadence »
Publié le 17/01/2022
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21 avril 2002
DEPUIS le début des années 1980, le Front national suscite la curiosité d'un nombre considérable de chercheurs en sciences politiques. En vingt ans, les débats qui ont jalonné la recherche ont été eux aussi nombreux. Les spécialistes d'analyse électorale se sont par exemple divisés entre tenants de la thèse du « gaucho-le pénisme » qui veut que les suffrages populaires se soient reportés sur le parti frontiste pour des raisons essentiellement protestataire, et ceux qui, comme Pierre Martin, chercheur à l'Institut d'études politiques de Grenoble, soutiennent que la montée du FN révèle un vrai basculement idéologique à droite des mêmes milieux populaires.
Pour la plupart de ces spécialistes, comprendre le FN, c'est aussi contribuer à le combattre. Le sociologue Pierre-André Taguieff et la démographe Michèle Tribalat, auteurs d'un Face au Front national. Arguments pour une contre-offensive (La Découverte, 1998), jugent que pour livrer ce combat, il convient de briser le tabou qui refuse a priori toute « discussion » des thèses du FN.
Stéphane Wahnich, directeur de l'institut d'études et de sondages SCP Communication, coauteur avec Maryse Souchard, Isabelle Cuminal et Virginie Wathier d'un Le Pen, les mots. Analyse d'un discours d'extrême droite (Le Monde éditions, 1997) juge erronée cette tactique de réponse concrète et point par point à la « pseudo-science » du FN : « L'électeur de Le Pen cherche à travers lui une représentation sociale et non pas des idées. Il s'agit d'un électorat qui se vit comme rejeté de la France de la croissance et d'Internet et que le PS a laissé de côté. Il est en quête de représentation symbolique et non d'arguments rationnels », affirme-t-il.
M. Wahnich et les autres auteurs du livre entendaient mettre le mystère Le Pen en pleine lumière à travers les mots et non les idées. Pour ce faire, il ont constitué un corpus à partir des textes et des discours du président du FN (310 références) prononcés entre 1983 et 1996. Cinquante allocutions - soit 1 200 pages - ont été traitées informatiquement grâce à un logiciel d'analyse lexicale.
Ce qui en ressort, derrière les écrans et les camouflages, c'est une conception naturaliste voire biologique de la société, où la filiation compte plus que la compétence (c'est le fameux thème de la « préférence nationale » à l'embauche), où les termes, comme « mort », les expressions connotant la violence sociale et la décadence, sont omniprésents ( « Je ne veux pas que la France meure », répétait M. Le Pen, lundi 22 avril, sur France 2) ; où le complot et les « lobbies » sont une source permanente d'anxiété.
L'analyse lexicale révèle également que les ennemis désignés directement ou indirectement sont, en ordre décroissant : les juifs, les Arabes et les musulmans et les francs-maçons. L'opportunisme idéologique de M. Le Pen ne l'empêche pas d'adresser des messages à peine cryptés en direction du noyau dur de son électorat d'extrême droite.
Ainsi lors de son passage à France 2, lundi 23 avril, a-t-il lancé que « les grosses fortunes ont quitté la France depuis longtemps », formule rappelant un leitmotiv de l'extrême droite d'avant-guerre - la « fortune anonyme et vagabonde » - et à montrer à mots couverts son ancrage politique dans cette tradition.
Aujourd'hui, « la seule chose qui a changé, c'est l'abandon des petites phrases antisémites », remarque M. Wahnich, et la multiplication des attaques contre Jacques Chirac. Les signaux se sont quand même diversifiés pour mieux « coller » à un électorat déboussolé par la modernité. D'où ces expressions qui renvoient à une France mythique où « les maîtres » apprennent l' « arithmétique », une France des métiers traditionnels ou des industries en perte de vitesse, celle des « métallos » ou des « mineurs » de son appel du dimanche 21 avril.
A mesure que l'éventualité du pouvoir se rapproche, certains référents se font plus républicains, dans un registre toutefois guerrier. Ainsi, toujours sur France 2, la figure de Clemenceau a-t-elle fait son apparition. Le « Tigre » de 14-18 le « Père la Victoire » bien sûr. Pas le journaliste politique qui, pendant l'affaire Dreyfus, avait trouvé pour Zola le titre de son « J'accuse... ! ».
NICOLAS WEILL
Le Monde du 26 avril 2002
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