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Publié le 17/01/2022

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27 mars 2000 Pour qui s'était inquiété de la solitude de Lionel Jospin et avait souhaité une nouvelle équipe, convenons qu'il faut d'abord donner acte au premier ministre d'avoir su rompre, sans plus tarder, son isolement ; et regrouper autour de lui un dispositif qui, après celui de la gauche "plurielle", organise un PS pluriel. Là où Jacques Chirac avait voulu gouverner seul, en tenant à l'écart balladuriens et séguinistes, Lionel Jospin affiche clairement une coalition ; comme s'il voulait corriger, avant qu'elle ne s'installe dans l'opinion, l'image d'un homme menacé de pécher par orgueil, et prêt à revendiquer le gouvernement d'un seul. Voilà qui est fait. Non sans courage : M. Jospin passe d'un dispositif bâti à sa main - Dominique Strauss-Kahn et Claude Allègre avaient un point commun, celui de lui être totalement dévoués - à un système plus classique, et plus dangereux pour lui, reposant sur des rapports de force et intégrant son seul rival potentiel à gauche, Laurent Fabius. C'est une façon honnête de s'exposer en prenant acte d'une nouvelle donne politique. A ceci près que nous ne sommes pas sortis de l'auberge ! Les blocages qui, principalement dans la fonction publique, ont conduit Lionel Jospin à bouger n'ont pas disparu du seul fait de l'annonce du retour de M. Fabius. A certains égards, une certaine gauche conservatrice peut même tirer argument du départ de ministres remerciés pour excès d'ambition réformatrice. De ce point de vue, le handicap de Lionel Jospin n'est pas mince. Il tient d'abord au fait que nous sommes... en France ! C'est-à-dire dans le seul pays qui fasse la fine bouche et répugne à créditer ses dirigeants de ce dont ils sont crédités partout ailleurs : à savoir la sortie de crise, le retour de la croissance et le reflux, de plus en plus affirmé, du chômage. Dans le système le plus libéral, celui dans lequel le politique pèse le moins, l'opinion n'en considère pas moins que le président, Bill Clinton, est l'égal de Roosevelt : il a vaincu le chômage ! Au point que ce socle-là lui a permis de traverser une crise aiguë. En Espagne, la croissance a suffi à asseoir la popularité du gouvernement Aznar. En Grande-Bretagne, les ressorts de la popularité sont là. En France, pays électoralement ancré à droite, la gauche doit toujours apporter plus ; prouver davantage encore. Et lorsqu'elle remplit les caisses, faire face au soupçon. Bref, constamment gérer des attentes nouvelles, sans pouvoir jamais se reposer sur un bilan. M. Jospin est dans cette problématique-là : ailleurs, il lui suffirait sans doute de mettre en scène son bilan. Et d'attendre les élections. Ce que tout le monde comprendrait : pourvu que le dynamisme de l'économie ne soit pas affecté. Dans un pays où la droite redevient mécaniquement majoritaire, par le seul regain qu'elle tire de la déréliction progressive, et bienvenue, de l'extrême droite, il lui faut recréer sans cesse un espoir dans la gauche de gouvernement, pour espérer enrayer ce mécanisme. Donc faire droit à une aspiration, même confuse, à des réformes dont la finalité doit être la mise en phase du pays avec la révolution qui est en marche : celle de la "nouvelle économie" qui nous fait passer d'un système de production à un autre, qui mettra en jeu, n'en doutons pas, la place relative de nos pays dans l'économie-monde, et qui peut, à l'intérieur, bouleverser les rapports sociaux. Or, dans trois domaines sensibles - l'administration fiscale, l'éducation et les retraites -, M. Jospin s'est trouvé dans l'impossibilité d'avancer. D'où la seule question qui vaille, sans discuter ici de la pertinence, nécessairement discutable, de telle ou telle réforme : le changement d'équipe permettra-t-il - est-il destiné à permettre ? - à M. Jospin de reprendre la main ? Ou bien s'agit-il simplement de rassurer quelques corporations, pour les ramener à gauche à la veille des échéances électorales ? Il n'y a pas, à ce stade, une réponse univoque : le retour des "mitterrandistes" peut signifier un infléchissement conservateur. Jack Lang, dans ce registre de l'apaisement (mais il a d'autres cordes à son arc), a d'ailleurs déjà donné dans le passé, en succédant au ministère de l'éducation à... Lionel Jospin dont il avait mis certaines réformes en veilleuse. Quant au programme de Laurent Fabius - exposé au fil de ses prises de position, du "blairisme", doctrine et pratique social-libérale -, il retenait plus, à ce jour, le "libéral" que le "social". En attendant, la préoccupation électorale redevient dominante. Face à un président qui est clairement passé à l'offensive contre le gouvernement et qui s'est employé à déblayer son propre terrain, en créant les conditions d'une candidature unique à droite, la sienne, le premier ministre met en place son propre dispositif. De combat. Voilà donc les deux armées déployées. Installées sur le champ de bataille. Avec deux bonnes années d'avance ! C'est tout le problème. La France peut-elle s'offrir, jusqu'aux législatives et à la présidentielle, deux ans de chronique purement électoraliste où chaque camp voudra ménager les siens, manoeuvrer et calculer, plutôt que de prendre des risques, de surprendre et d'innover ? Peut-elle continuer à vivre dans une temporalité démocratique par trop étirée, plus longue que tout autre, ces septennats qui n'en finissent pas et, du coup, finissent le plus souvent mal ? Ce remaniement très politique autour du candidat Jospin et la mise en ordre de marche du candidat Chirac sont compréhensibles. Mais ces logiques se heurtent à une remarque de bon sens au moment même où nous approchons des cinq ans de présidence chiraquienne : ne serait-il pas temps d'aller aux urnes ? Les camps sont déjà en place, les deux challengers sont déclarés et le principe du quinquennat est en passe de faire l'unanimité de part et d'autre : Lionel Jospin l'avait déjà retenu en 1995 et Alain Juppé, dont on sait l'influence sur Jacques Chirac, vient de s'y convertir. Puisqu'en mai prochain, un quinquennat sera atteint, la logique voudrait que le président en tire les conséquences. Dans l'intérêt du pays, de son avenir et de ses réformes, de la gauche comme de la droite, on a envie de dire, tout simplement : eh bien ! votons maintenant. JEAN-MARIE COLOMBANI Le Monde du 29 mars 2000