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L'Assomoir De Zola - Commentaire Composé

Publié le 26/09/2010

Extrait du document

zola

Dans la préface de ce roman, L’Assommoir, Zola déclare vouloir « peindre la déchéance fatale d’une famille ouvrière, dans le milieu empesté de nos faubourgs. Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille, les ordures de la promiscuité, l’oubli progressif des sentiments honnêtes, puis comme dénouement, la honte et la mort. « Il est important de rappeler que le romancier naturaliste a, tout d’abord, souhaité décrire le milieu populaire, et son influence sur le destin des individus. En effet, Zola, disciple de Taine, retiendra les conditions physiologiques, l’influence des milieux et des circonstances qui, selon lui, conditionnent l’être humain. Dans le but de son roman expérimental, l’auteur n’envisage pas Gervaise comme une personne, mais comme un type. Elle est « la femme de l’ouvrier «.

Le roman suit en 13 chapitres l’évolution du destin de Gervaise qui s’élève jusqu’au chapitre VII, épisode du repas et de l’apothéose de la fête, et glisse vers la déchéance finale. Nous sommes ici au douzième chapitre et ainsi très proche de la fin dramatique. 

De plus, dans le chapitre XI, nous pouvons remarquer que la déshumanisation de Gervaise et son opprobre étaient déjà effectifs. A présent, le passage que nous allons étudier représente l’apogée de son humiliation. 

Ce chapitre est primordial dans l’économie du roman puisqu’il se déroule en une seule journée et car il opère une rétrospective sur la vie de Gervaise. A demi-mourant de faim, réduite à tenter de se prostituer pour survivre, elle erre dans les lieux qui ont marqués son existence. Il s’agit de la dernière étape de sa déchéance fatidique avant la mort. 

A travers ce passage, Zola nous rend compte de l’avachissement physique et psychologique de l’héroïne. De plus, il en renforce le degré, en sollicitant la mémoire du lecteur, à travers des rencontres symboliques et prémonitoires telle que celle du Père Bru. L’entrevue avec Goujet et l’écart qui s’est creusé entre les deux personnages sont également significatifs de sa chute. Ainsi, le retour sur la vie heureuse de Gervaise laisse présager sa mort rapidement. 

Ce texte nous incite donc à nous demander comment Zola, à travers cette peinture d’errance hivernale à tonalité spectaculaire et mélodramatique, fait passer Gervaise par toutes les hontes et nous montre une chute inévitable ?

Tout d’abord, il s’agit pour l’auteur de montrer la déchéance de l’héroïne en la resituant comme femme du peuple. Gervaise apparaît dénaturée, affamée, se livrant à des soliloques interrompus par une sorte de polyphonie populaire. Ensuite, comme il l’avait prévu, Zola la fait passer d’avanie en avanie : l’héroïne prend conscience de son avilissement, puis elle est doublement humiliée face au père Bru et à Goujet. Enfin, ce dernier, ange salvateur,  nourricier, amant ne pourra que se soumettre face à cet avilissement. 

 

 

I. La rue, la condition du peuple, Gervaise :

 

1. Le quartier : mise en abyme du sort de Gervaise

 

Tout d’abord, Zola, dans ce passage, met en scène la beuverie du quartier. Grâce au style indirect libre, il crée une sorte de polyphonie. 

La description de la soûlerie p. 478 est en focalisation interne. Ici, ce n’est plus Gervaise qui s’exprime mais le narrateur. Celui-ci décrit les conséquences de l’alcool : les coups et les querelles, la violence qui s’extériorise. Il expose toute la perversité de la consommation d’alcool qui assomme, qui « fait tomber « les hommes : « de grands silences se faisaient, coupés par des hoquets et des chutes sourdes d’ivrognes. « Zola cherche à montrer que le monde ouvrier est en proie à la même déchéance que Gervaise. Ici alcool et classe ouvrière se confondent.

« Le vin coulait si fort depuis 6 h qu’il allait se promener sur les trottoirs. «. Il y a dans cette phrase, une personnification du vin qui enivre le quartier, qui le submerge, l’inonde. Cela fait écho à l’ombre coulante de Gervaise, signe de la dévastation du corps par l’alcool. Cette description permet de resituer Gervaise et de nous rappeler le but premier de Zola. Toute la condition populaire, la pauvreté et les ravages de l’alcoolisme se dessinent au travers de la vie de l’héroïne. Il s’agit donc d’une mise en abyme du sort de Gervaise, femme du peuple, un exemple parmi tant d’autre.

Le discours du narrateur est ensuite remplacé par la voix d’un personnage externe qui pourrait être celle d’un vieux parisien du quartier « Vrai, le quartier était propre ! Un étranger, qui serait venu le visiter avant le balayage du matin, en aurait emporté une jolie idée. «, « Nom de dieu ! Les couteaux sortaient des poches et la petite fête s’achevait dans le sang «. 

Ainsi par la voix du qu’en-dira-t-on, la voix du narrateur qui s’intègre quasiment totalement et le soliloque de Gervaise qui parsème le texte, ce discours indirect libre engendre la fusion et l’amalgame des voix. Zola a choisit de créer une polyphonie pour mettre en avant Gervaise en tant que représentante du peuple donc de la fatalité sociale des basses classes. Mais ce discours permet également de doter Gervaise d’une intériorité paradoxale par l’absence de la 1ère personne. Par-là, il témoigne de la confusion mentale que détermine un état physiologique, la faim. Ce trouble psychologique se double de la conscience vagabonde de Gervaise suivant l’errance de ses pas.

 

2. Gervaise dénaturée:

 

Dès le début de cette scène et tout au long du passage, Gervaise apparaît comme dénaturée. Sa métamorphose avait déjà débutée au chapitre XI : « elle devenait trop flasque, trop molle. « Mais ici, elle semble tomber en liquéfaction : « Cela s’étalait, le ventre, la gorge, les hanches, coulant et flottant ensemble. «  Zola utilise ici une métonymie: elle est devenue liquide à l’image de l’alcool qui coule en elle. 

Cet avachissement physique est caractéristique de l’anéantissement mental. En effet, c’est une des premières fois qu’elle se voit, et c’est à travers son ombre qu’elle se perçoit comme un être avachit, énorme, un monstre carnavalesque, un guignol. La description de son ombre révèle un excès des formes qui appuie justement sa difformité. « L’ombre faisait la culbute à chaque pas «, cette phrase montre que la chute n’est plus seulement physiologique mais physique. Elle prend conscience de sa déchéance sans réagir ce qui montre le caractère imminent de son effondrement. Elle se voit monstre et restera monstre car elle n’a plus de volonté. Elle a faim, elle a froid : sa vie semble purement végétative.

En outre, son corps est ruiné par des désordres physiologiques irréparables. Elle n’est plus qu’un animal : « il lui fallait un trop grand effort pour penser. « La déshumanisation de Gervaise atteint donc son paroxysme.

De plus, par sa nature dépravée, elle semble s’être transformée en machine. La menace extérieure que constituait la monstruosité de l’alambic au début du roman s’est déplacée en une menace intérieure qui a dévoré sa propre chaire. Elle se qualifie « d’effrayante «.

Nous pouvons remarquer également que le cœur de Gervaise est perverti. En effet, la dernière pensée lucide qu’elle a s’adresse à sa fille Nana : « […] sa garce de fille, au même instant, mangeait peut-être des huîtres. « Contrairement au chapitre XI où Gervaise était encore dans l’attente de l’amour de sa fille, à travers cette phrase nous ne percevons plus de véritable sentiment maternel. Au contraire, Gervaise est jalouse de sa propre fille qui est sans doute mieux lotit qu’elle. La destruction morale et affective s’est donc encore dégradée. Ainsi si Zola se concentre sur la description de la chute physique, la chute morale est bien évoquée.

Par-là, il suggère la notion d’hérédité puisque Nana, est une courtisane et que Gervaise tente de se prostituer. Par ailleurs, nous pouvons constater que les valeurs morales de Coupeau se sont également anéanties : au départ, il n’acceptait pas que sa fille puisse s’adonner ainsi mais aujourd’hui c’est lui qui a poussé sa femme à la prostitution. Toutes les valeurs de cette famille sont donc altérées et comme Zola l’avait annoncé dans la Préface : « Au bout de l’ivrognerie et de la fainéantise, il y a le relâchement des liens de la famille […] « Ce chapitre nous montre cette dégradation. Après avoir été abandonnée de sa famille, Gervaise est donc dans un abandon de soi, un oubli progressif de son être autant physiquement que spirituellement.

 

3. Errance : 

 

En outre, la perte d’identité de Gervaise se traduit par la perte de tout repère spatial : « sous elle, le sol fuyait, d’une blancheur vague. « ; « aveuglée et perdue «, « elle touchait les arbres pour se retrouver. «, « sans rien distinguer, rien qui ne pu la guider. «

La seule présence qu’elle sente encore, c’est Paris ; craint et haï au début du roman : « Elle devinait, derrière ce voile de gaz […], tout cet infini noir et désert de Paris endormi. « Elle ne se situe que par quelque chose qui lui fait peur et ainsi perdue, elle rêve de dormir sur le pavé, d’en finir.

Après avoir réalisé le degré de son avachissement, Gervaise erre, déambule, somnole dans une lassitude sombre : « Elle ne sentait plus, tant elle était lasse et vide. «  Elle est « comme morte «. Ici, l’aspect fantomatique de Gervaise est mis en avant. De plus, « Ses savates trouées « montre son allure pitoyable et misérable. Plus qu’une dépossession matérielle, Gervaise est donc bien dans une dépossession d’elle-même. Elle n’habite ni son corps ni son esprit.

Le tableau que Zola nous peint, à la manière impressionniste est un paysage sombre, dans les tons noirs, blancs et gris. Ces couleurs nous transportent dans un paysage triste symptomatique de la déchéance et caractéristique de l’enfermement spirituel. 

La neige tourbillonnante souligne le vertige, la turpitude qui habite Gervaise. Et «son drap blanc «, qui recouvre le quartier, insuffle la mort en tant que silence à Gervaise et aux ivrognes.

Ainsi, après avoir placé Gervaise, déshumanisée, perdue dans un cadre propice à sa chute, Zola, comme il l’avait prévu,  pousse l’ignominie de sa situation à son apogée. Les rencontres symboliques du père Bru et de Goujet vont terminer d’avilir Gervaise.

 

II. Humiliations:

 

1. D’elle-même : 

 

Tout d’abord, Zola met en scène la honte de Gervaise face à son image. Son aspect dénaturé est renforcé par le fait qu’elle prend conscience de son avachissement : elle se perçoit comme une difformité. Son soliloque nous fait part d’une autodérision amère : « un vrai guignol ! « ; « Mon Dieu ! Quelle était drôle et effrayante ! « : Gervaise a honte, est humiliée face à son ombre, son image. Elle a conscience de sa chute.

Gervaise , pour se qualifier utilise un pronom démonstratif et part là s’objective : « Elle ne pu s’empêcher de regarder ça. « Il y a une distanciation d’elle-même en tant que monstre, que chose. A partir de là, elle n’est plus que l’ombre d’elle-même : le guignol. Elle perd toute assurance : « Et elle baissait la voix, elle n’osait plus que bégayer dans le dos des passants. «

Enfin, après la prise de conscience, l’humiliation face à sa propre image, Gervaise déambule comme hors de son corps et de son esprit. Elle ne pense plus.

 

2. Père Bru :

 

  Cependant, Gervaise, réveillée par la tempête de neige, se retrouve face à face avec le père Bru. C’est un nouvel affront pour elle car lors de l’épisode du repas gargantuesque, elle avait accueilli le père Bru, celui-ci déjà mourant de faim. Il avait donc été présent à son potlatch, lui déjà entant que victime mais elle en tant que souveraine. Etre face à lui désormais, d’égal à égal, renvoie à Gervaise l’ampleur de sa chute. « A cette heure, ils pouvaient se donner la main. «

De plus, c’était pour ne pas être 13 à table, chiffre dont elle avait peur, qu’elle l’avait convié au dîner. « Nous sommes 13 !  Dit-elle, très émue, voyant là une nouvelle preuve du malheur dont elle se sentait menacée depuis quelques temps. «

Ce chiffre marque à nouveau cette rencontre puisqu’au début du chapitre, elle dit : « Ce devait être le samedi après le terme, quelque chose comme le 12 ou le 13 janvier. «

Mais, dans ce passage, l’énoncé de leur vie passée et de leur présent juxtaposé met en évidence leur sort commun : « avoir travaillé cinquante ans, et mendier ! s’être vue une des plus fortes blanchisseuses de la rue de la Goutte-d’Or, et finir au bord du ruisseau ! «

Le père Bru est donc un personnage symbolique dont la destinée renvoie à celle de Gervaise : il incarne son futur destin.

L’aspect prophétique de cette rencontre est évident puisque Gervaise mourra dans la niche du père Bru: refuge final qui lui permettra de se sauver ou de se perdre. 

 

3. Goujet : 

 

Enfin, Gervaise après s’être elle-même dénigrée, et s’être vue rabaissée en rencontrant le père Bru, vit une troisième humiliation. Elle finit donc, pour l’ironie du sort, par se ruer sur Goujet  sans savoir que c’est lui. 

La phrase courte et incisive « C’était Goujet « est mimétique de l’apparition soudaine de son identité. Son ombre est le contraste positif de celle de Gervaise : «les larges épaules « lui donnent l’image du protecteur, du sauveur.

Mais Gervaise vit une ultime avanie lorsqu’elle se perçoit par son ombre en la présence de son bien-aimé : elle se fait horreur et se moque d’elle-même : « Elle apercevait son ombre difforme qui avait l’air de rigoler sur la neige comme une vraie caricature. « 

Elle perçoit l’abomination de la circonstance dans laquelle elle le rencontre. Lui, qui ne supportait pas qu’elle puisse coucher avec Lantier, désormais la croise sur le trottoir. C’est donc une dégradation pour elle d’être vue par lui ainsi: « C’était le dernier coup, se jeter dans les jambes du forgeron, être vue par lui au rang des roulures de barrière, blême et suppliante. « : L’allitération en « r « amplifie l’horreur, et le rythme ternaire montre la vivacité, la colère intérieure de Gervaise.

Cette scène fait écho au chapitre VIII, lorsque Gervaise avait promis à Goujet qu’elle ne céderait jamais à Lantier mais elle avait ajouté : « Le jour où ça arriverait, je deviendrais la dernière des dernières, je ne mériterais plus l’amitié d’un honnête homme comme vous. « Cette phrase prend tout son sens ici. Gervaise, prophétesse de son propre destin, n’a apparemment rien pu faire pour échapper à son sort. Sa chute, son déshonneur est une fatalité irrésistible. 

En outre, seul Goujet est apte à émouvoir Gervaise. En effet, il a un véritable respect pour elle et l’aime dignement, ce qu’elle sait. Par conséquent, il est bien le seul personnage devant qui Gervaise ne voulait pas être vue avilie. Quand elle sera dans sa chambre, elle tentera de s’éloigner de la lumière pour ne pas qu’il la voit bien : elle est dans une horreur d’elle-même.

Enfin, Goujet mène Gervaise chez lui dans une toute autre attente que la sienne, mais idéal jusqu’à la fin, bon et pur, il sauve et nourrit sa bien-aimée une dernière fois. 

III.  la fin d’un amour

 

1. Deux personnages opposés :

 

Goujet apparaît, dans un premier temps, sous son visage apollinien : « La neige effeuillait des pâquerettes dans sa belle barbe jaune. « 

Il semble surgir de la tempête. Et comme par miracle, Gervaise parvient à se resituer par rapport à lui ou plutôt par son ombre alors qu’elle ne reconnaît pas son identité. Nous pouvons remarquer que cette apparition soudaine suscite un ton spectaculaire et mélodramatique. Les pas de Goujet se font entendre au moment même où Gervaise rêve de se coucher par terre. 

Ensuite, dans ce passage, Goujet semble faire figure d’ange salvateur. En effet, il vit entre 2 fantômes, celui de sa mère et celui de Gervaise dans sa décrépitude. La description de l’ombre de Gervaise lui donne effectivement un aspect fantomatique par le « flottement «, aspect renforcé par son errance « inconsciente «. « Elle était comme morte «.

Goujet vit également avec le fantôme de sa mère, puisque depuis sa mort tout est resté pareil, tout est conservé comme avant: « Le lit était fait, et elle aurait pu se coucher, si elle avait quitté le cimetière pour venir passer la soirée avec son enfant. « De plus, ils sont gênés lorsqu’ils passent devant la chambre de la mère, comme si elle était là à les surveiller.

D’autre part, l’opposition entre les deux personnages est forte. Tout d’abord, par rapport au lieu. Elle entre chez lui :« de l’air d’une fille qui se coule dans un endroit respectable. « Elle était dehors abandonnée et Goujet l’amène dans un endroit confortable, l’heimlich. Nous passons d’un univers de vide et d’errance à un univers matérialisé. L’habitat de Goujet représente tout ce que Gervaise a perdu : la chaleur d’un foyer, les objets, un lit…

Gervaise est donc rabaissée puisqu’elle n’a plus rien de tout ça mais elle est également sauvée puisqu’elle se serait certainement laisser mourir sur le pavé sans l’apparition de Goujet.

Ainsi Goujet est toujours le personnage modèle, « le bon ouvrier «, qui fait opposition aux autres personnages, qui ne tombent dans les travers de la classe populaire. Il est et restera enfant, vivant dans un monde abstrait et s’entourant de gens qui n’existent pas, ou plus. En effet, on voit qu’il a ajouté des images contre le mur de sa chambre  comme pour compenser l’absence de sa mère et de Gervaise. Il est dans un monde affectif irréel, fictif.

 

2. Gervaise affamée, Goujet nourricier :

 

Gervaise, quant à elle, n’a plus de monde affectif. Elle est soumise à son corps affamé. La déchéance, qui apparaît dans le passage du repas chez Goujet, montre une Gervaise déshumanisée. « Gervaise […] se serait mise à 4 pattes pour manger dans le poêlon. « « C’était plus fort qu’elle, son estomac se déchirait. « « Elle bégayait, ne pouvait plus prononcer les mots. «

Elle ne peut, d’ailleurs, pas tenir la fourchette, et mange avec ses mains. Son avilissement est donc total. La faim la dépossède de son corps en lui provoquant un branle sénile de la tête. 

Ensuite, elle « se fourre « la nourriture, ce qui nous rappelle son repas potlatch et, par son opposition, met en valeur sa situation actuelle et bientôt tragique. Son corps n’est plus qu’une machine que l’on doit remplir de nourriture. Cependant, il n’y a plus la notion de plaisir : ses larmes révèlent un besoin pressant et l’émotion provoquée par le fait de manger. On peut penser que ses larmes proviennent également de la honte de montrer ainsi son animalité, son avilissement à Goujet. Mais nous remarquons, néanmoins, que si elle tentait de se dissimuler dans la chambre, ici, elle ne pense plus à son apparence : elle mange. 

Elle sait également que se nourrir la ramène faiblement à la vie pour retarder un peu plus sa mort. « Ah seigneur ! Que cela est bon et triste de manger quand on crève. « 

Ces deux personnages sont finalement en opposition de part leur essence. C’est Eros et thanatos. Gervaise est représentée mourrant de faim, dénaturée et vouée à la mort prochaine tandis que Goujet est bien le personnage de la vie. Cette opposition pouvait déjà être faite au chapitre VIII, lors de leur rencontre suburbaine, mais ici elle est indubitable. Goujet est un être de désir, tandis que Gervaise est un être anéanti, touchant la mort du bout des doigts.

Par conséquent, l’attente de Goujet est opposée à celle de Gervaise qui finira par être rassasié au final contrairement à lui. En effet, il fait ici figure de nourricier comme lors de l’épisode de la forge à la différence que désormais le besoin primaire de manger est devenu trop puissant et dépasse le désir et sa satisfaction. L’amour qu’il aurait voulu lui donner est ainsi transformé en nourriture qu’elle engloutit.  

 

3. L’amant  :

 

C’est donc un constat sombre que Goujet est obligé d’établir. Par la focalisation interne, il observe l’apparence physique de Gervaise : il l’a perçoit tel qu’elle s’est perçu elle-même face à son ombre : « […] le cou engoncé dans les épaules, elle se tassait, laide et grosse à donner envie de pleurer. « Toutefois, nous pouvons constater qu’il ne la tourne pas en dérision comme elle a pu le faire d’elle-même. Au contraire, Goujet est accablé de la voir ainsi. Nous percevons, de cette façon, l’écart réel qui existe entre l’amour pur de Goujet envers Gervaise et celui de Lantier. En effet, l’apparence physique de l’héroïne a depuis longtemps fait fuir son premier amant tandis que Goujet ne ressent pas du dégoût envers elle mais bien de la peine. 

Goujet se lance, ensuite, dans une introspection de leur passé. Elle qui était toute rose et devenue grise, mot qui signifie également à moitié ivre. Nous percevons une nostalgie du temps où elle allait bien et une tristesse présente face à Gervaise démunie. Ce retour en arrière montre que tout est terminé par les compléments circonstanciels de temps et de lieu: « dans ce temps «, « plus tard «, « là « qui s’opposent à « Et elle était à lui, à cette heure, il pouvait la prendre. «. C’est un constat de réalité.  Malgré son désir, ses pulsions, on devine que Goujet ne tentera rien. En dépit de ses restes d’amour, Gervaise est trop déchue pour partager un amour sain et même un rapport sexuel. Il restera dans l’amour courtois et ne profitera pas de l’état de Gervaise. 

Bien que qu’il lui ait tout donné, son argent, son amour, il garde une véritable estime pour elle. Par-là, il est évident que Goujet idéalise Gervaise. C’est bien un enfant en proie aux rêves et à un monde affectif parfait. Toutefois, c’est grâce à son romantisme enfantin qu’il est l’unique personnage toujours là pour elle, qui va l’aider ou au moins tenter de le faire. En effet, il est significatif que seul Goujet noue avec Gervaise un réel dialogue, tant il est vrai qu’avec lui elle aurait pu échapper à la malédiction de la passivité pour devenir sujet. On pourrait voir en lui le véritable adjuvant. 

Cependant, Goujet ne parviendra qu’à ralentir la chute de l’héroïne, comme ici en la nourrissant. De plus, par son conformisme et son manque de détermination, par exemple lorsqu’il lui proposa de partir, Goujet ne sauvera pas Gervaise et la poussera, en quelques sortes, à sa propre perte. 

 

Conclusion :

 

  A travers ce passage, Zola nous peint la déchéance effective de l’héroïne.  Il la resitue en tant que représentante du peuple afin de nous montrer, à travers elle, une fatalité sociale. Il donne ici sa pleine signification à sa définition de l’art : « Un coin de création vu à travers un tempérament. « Puis, comme il l’avait noté, dans le dossier préparatoire à l’oeuvre, Zola la « fait passer par toutes les misères et toutes les hontes imaginables. «. Enfin, le sort de Gervaise devient sarcastique en rencontrant Goujet. C’est bien la fin d’un amour et le début d’une mort qui se joue ici.  Par la suite, Gervaise rentrera rue de la Goutte d’Or « comme dans un deuil. « 

L’héroïne disait au début de sa fréquentation avec Coupeau que « Son rêve était de vivre  dans une société honnête, parce que la mauvaise société, disait-elle, c’était comme un coup d’assommoir, ça vous cassait le crâne, ça vous aplatissait une femme en moins de rien. « Ainsi, à travers ce roman, Zola dénonce et expose un temps social dégénéré, qui laisse pour seule certitude à ceux qui le vivent celle de courir vers leur fin. 

 

En guise d’ouverture, je vous parlerai d’une polémique qui s’est élevée contre Zola lors de la publication de l’Assommoir. En effet, il a été accusé de divers plagiats autant de textes scientifiques comme Le Sublime de Denis Poulot que de textes littéraires. C’est également ce que prétend Edmond de Goncourt dans son Journal :

 

Dimanche 17 décembre 1876

 

Vraiment, il ne faut pas lire ce qu’on fait à ses amis littéraires. J’ai lu à Zola la promenade de ma fille Elisa battant le quart, et je la retrouve, cette promenade, je ne dirai pas tout à fait plagiée, mais bien certainement inspirée par ma lecture. Sur un autre théâtre, ce sont absolument les mêmes effets de ténèbres, d’ombre lamentable qu’elle laisse derrière elle. Il n’y manque même pas : « Monsieur, écoutez-moi donc ! « - phrase qui se dit dans le quartier Saint-honoré, mais non sur la Chaussée Clignancourt.

 

A travers ce texte, nous reconnaissons, en effet, quelques éléments du passage que nous venons d’étudier : Gervaise tente effectivement de se prostituer en se promenant de la Chaussée Clignancourt à la grande rue de la Chapelle et en interpellant les hommes par cette phrase : « Monsieur, écoutez donc… «. Puis, nous nous souvenons également de son ombre gigantesque : « Et brusquement, elle aperçut son ombre par terre […] l’ombre faisait la culbute à chaque pas […] Alors, elle ne pu s’empêcher de regarder ça, attendant les becs de gaz, suivant des yeux le chahut de son ombre. « 

Selon les dires d’Edmond de Goncourt, il semble évident que Zola s’est inspiré de l’histoire de La fille Elisa. Toutefois, ce passage ne fait pas opposition aux autres autant du point de vue de l’intrigue que de celui de l’écriture. Zola est loin d’imiter qui que ce soit. L’Assommoir est, en effet, un des plus grands romans du XIX° siècle. C’est une œuvre dramatique construite et une œuvre de langage surprenante.

Néanmoins à partir de cette polémique, une question apparaît : Est-ce déontologique pour un écrivain de s’inspirer visiblement d’un autre auteur ? Nous pouvons également nous demander où prend fin l’inspiration et où commence le plagiat.

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