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Pierre-Henri SIMON. La victoire de Prométhée. (Le Monde)

Publié le 22/03/2011

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La conquête de l'espace par l'astronautique est un triomphe pour l'homme ; ses ambitions les plus démesurées, ses espérances les plus improbables, s'y trouvent dépassées : l'imagination des ingénieurs comme celle des poètes, Vinci comme Dante, Descartes comme Chénier, et les visions de l'Apocalypse comme les anticipations de l'Encyclopédie, tout paraît en deçà du fait que l'homme peut désormais quitter sa planète et ira voir un jour prochain ce qui se passe dans les astres. D faut aujourd'hui que le premier mouvement de la conscience soit, en chaque individu pensant, un sentiment de fierté pour une victoire qui consacre suprêmement la dignité de l'espèce. Il faut aussi que l'homme du XXe siècle sache, tout investi qu'il soit d'ailleurs de malheurs, de doutes, de soucis et d'angoisses, mesurer sa chance : s'il a plus de cinquante ans d'âge, il aura vu l'avion décoller, franchir l'atmosphère à des vitesses qui ont supprimé les distances terrestres, puis l'astronaute conquérir l'espace cosmique ; et bien d'autres merveilles encore : la domestication industrielle de la force électrique, le transfert immédiat de la voix, puis des images, par les ondes, la fission de l'atome délivrant une énergie inépuisable, sans oublier les découvertes de la chimie, les antibiotiques, les progrès de l'anesthésie, de la chirurgie, de l'hygiène, tout ce qui a contribué à relever de plus de vingt ans la moyenne de la vie humaine. Tout cela s'est passé en quelques décennies, mince pellicule de temps sur le volume insondable des siècles. Il a fallu quelque cinq cents milliers d'années à l'humanité pour réaliser obscurément, à travers des catastrophes astrales, la perfection de sa nature pensante : ont suivi deux cents siècles d'histoire, de conquêtes sur les forces du monde, de civilisations construites et détruites... Et voici, dans la durée de trois ou quatre générations, la face de la terre repétrie par l'homme, et les conditions le l'existence humaine plus profondément transformées que rendant des temps immémoriaux. On ne doit plus parler l'évolution, mais de mutation, ou, comme le biologiste Henri Prat, de « métamorphose explosive «. Victoire de Prométhée, notre victoire : il est naturel que la foule admire, applaudisse et chante. Et il est juste que l'esprit de l'homme, comme celui de Dieu après la création, se réjouisse de ce qu'il a fait. Mais, précisément, l'homme n'est pas Dieu, et il lui est plus facile de prendre à Jupiter son feu que sa sagesse : voilà pourquoi, devant la prouesse de l'astronaute, le recueillement convient aussi, avec une pensée de mesure. Car enfin, quel usage l'homme va-t-il faire de sa nouvelle puissance ? Pour le bien ou pour le mal ? Pour la vie ou pour la mort ? Il est acquis désormais qu'un aviateur cosmique pourra diriger à distance et faire éclater au point qu'il aura choisi une bombe capable de dévaster une province, d'anéantir un peuple. Si la conséquence pratique tirée immédiatement de l'acquisition de ce pouvoir n'est pas la mise en place d'institutions internationales qui enchaîneront la volonté des gouvernements et de leurs stratèges, de quels désastres l'avenir n'est-il pas chargé ! Or nous ne voyons point que la volonté de puissance, le machiavélisme, le nationalisme passionnel reculent dans la morale des États : ni des plus jeunes qui, devenus pubères, font leur crise d'orgueil, ni des plus anciens, crispés sur le sentiment de leurs droits ou sur la nostalgie de leurs privilèges... C'est une saisissante antithèse, celle qui inscrit dans la même actualité la plus haute réussite de la démiurgie humaine et le procès du crime le plus monstrueux de l'histoire... Gagarine *... Eichmann2. C'est la même humanité, au même point de son ascension, qui a pu atteindre à cette démesure dans la prouesse et dans le crime... Les conditions sont posées pour que, dans les années qui viennent, d'autres individus possèdent les instruments de massacres encore plus monstrueux si le progrès de la conscience morale en chacun et celui des institutions juridiques dans le monde ne les rendent pas impensables et impossibles. Or, il faut le reconnaître : ce ne sera jamais d'une prouesse scientifique et sportive que viendra ce progrès spirituel, seul capable d'en neutraliser les virtualités catastrophiques. L'héroïsme d'Youri Gagarine est admirable ; mais il se déploie dans l'ordre de la puissance matérielle et du courage physique, et sa nature n'est pas encore de produire cet accroissement d'âme dont l'humanité a plus besoin que jamais pour équilibrer le magnifique et dangereux accroissement de son corps. Le salut de l'espèce dépend à coup sûr du rétablissement de cet équilibre : le plus inquiétant est d'en mesurer la difficulté. L'accélération même de la métamorphose humaine pose une question d'adaptation qui a troublé les plus optimistes... Ainsi se constatent aujourd'hui une angoisse des philosophes et ce qu'on a pu appeler l'inquiétude des laboratoires : les savants ont peur de ce qu'ils vont découvrir. Pour cette inquiétude, pour cette angoisse, l'astronautique est évidemment sans réponses. Prométhée, dans sa plus haute victoire, n'est pas délivré de son vautour... L'humanité remporte un triomphe inespéré en conquérant l'espace ; mais elle est perdue si on la persuade que ce triomphe la sauve, assure son bonheur, guérit ses maux, résout ses contradictions. A l'heure où un homme gouverne un astre artificiel dans le ciel noir, il demeure sur la terre une somme irréductible de souffrances et de joies, de vertus et de crimes qui sont sans rapports avec sa prouesse, étant d'un autre ordre ; si loin qu'aille cet homme, il ne touchera pas l'infini ; et dût-il faire le tour de toutes les étoiles, ce n'est pas ainsi qu'il découvrira la face de Dieu. A l'humanité qui aura maîtrisé les énergies de l'univers et tenté les routes du soleil, on pourra bien prouver qu'elle a tout ce qu'il lui faut, que ses théologiens et ses philosophes l'ont trop longtemps égarée sur de faux problèmes, que ses poètes et ses artistes l'ont empoisonnée d'une vaine passion d'absolu, et qu'enfin la voici apaisée et comblée — divine. Resteront pourtant le doute sur le fond des choses, les larmes sur les tombes, le déchirement des amours impossibles ou trompées. Et que pèserait, comment tiendrait une civilisation qui ne comprendrait plus, avec Pascal, que « tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions ne valent pas le moindre mouvement de charité « ? L'épreuve comporte deux parties : 1) Dans une première partie, vous présenterez un résumé ou une analyse de ce texte, en indiquant nettement votre choix au début de la copie. 2) Dans une deuxième partie, intitulée discussion, vous dégagerez du texte un problème auquel vous attachez un intérêt particulier ; vous en préciserez les données et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.  

 

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