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ACTE III, SCENE III - CORNEILLE : LE CID

Publié le 05/07/2011

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corneille

ELVIRE. Il vous prive d'un père, et vous l'aimez encore!

CHIMÈNE. C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore. Ma passion s'oppose à mon ressentiment; Dedans mon ennemi je trouve mon amant ; Et je sens qu'en dépit de toute ma colère, Rodrigue dans mon cœur combat encor mon père. Il l'attaque, il le presse, il cède, il se défend, Tantôt fort, tantôt faible, et tantôt triomphant; Mais, en ce dur combat de colère et de flamme, Il déchire mon cœur sans partager mon âme; Et, quoi que mon amour ait sur moi de pouvoir, Je ne consulte point pour suivre mon devoir. Je cours sans balancer où mon honneur m'oblige. Rodrigue m'est bien cher, son intérêt m'afflige; Mon cœur prend son parti ; mais, malgré son effort, Je sais ce que je suis, et que mon père est mort.

ELVIRE. Pensez-vous le poursuivre?

CHIMÈNE. Ah ! cruelle pensée ! Et cruelle poursuite où je me vois forcée! Je demande sa tête, et crains de l'obtenir; Ma mort suivra la sienne, et je le veux punir !

ELVIRE. Quittez, quittez, madame, un dessein si tragique; Ne vous imposez point de loi si tyrannique.

CHIMÈNE. Quoi ! mon père étant mort, et presque entre mes bras, Son sang criera vengeance, et je ne l'orrai pas! Mon cœur, honteusement surpris par d'autres charmes, Croira ne lui devoir que d'impuissantes larmes! Et je pourrai souffrir qu'un amour suborneur Sous un lâche silence étouffe mon honneur!

ELVIRE. Madame, croyez-moi, vous serez excusable D'avoir moins de chaleur contre un objet aimable. Contre un amant si cher, vous avez assez fait : Vous avez vu le roi, n'en pressez point l'effet; Ne vous obstinez point en cette humeur étrange.

CHIMÈNE. Il y va de ma gloire, il faut que je me venge ; Et de quoi que nous flatte un désir amoureux, Toute excuse est honteuse aux esprits généreux.

ELVIRE. Mais vous aimez Rodrigue, il ne peut vous déplaire?

CHIMÈNE. Je l'avoue.

ELVIRE. Après tout, que pensez-vous donc faire ?

CHIMÈNE. Pour conserver ma gloire et finir mon ennui, Le poursuivre, le perdre, et mourir après lui.

L'ensemble. — Dans ce dialogue, s'exprime la profondeur de l'amour de Chimène, et se manifeste l'énergie de son caractère. La fille de don Gormas expose à sa confidente quelles sont les obligations que lui impose la mort de son père, tué par Rodrigue. Sa passion pour celui qu'elle aime reste toute-puissante : oc C'est peu de dire aimer, Elvire, je l'adore «, mais elle ne faillira pas à son devoir et fera tout ce qu'elle pourra pour venger son père et obtenir la tête de Rodrigue. Corneille, malgré la grandeur de son idéal moral, sait bien peindre, comme l'a dit La Bruyère, toute la tendresse de l'amour; il aime aussi analyser les débats intimes, la « crise « entre le devoir et la passion, les héroïnes déchirées par la douleur, mais obéissant malgré tout à l'honneur, au soin de leur « gloire «. Au point de vue du temps, nous voyons la coutume qui existait alors et obligeait la fille ou la veuve à poursuivre le meurtrier. 

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