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ALIOCHA

Publié le 12/08/2011

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Il avait vingt ans. Je dois prévenir que ce jeune Aliocha n'était nullement fanatique, ni même, à ce que je crois, mystique. A mon sens, c'était simplement un philanthrope en avance sur son temps, et s'il avait choisi la vie monastique, c'était parce qu'alors elle seule l'attirait et représentait pour lui l'ascension idéale vers l'amour radieux de son âme dégagée des ténèbres et des haines d'ici-bas. Elle l'attirait, cette voie, uniquement parce qu'il y avait rencontré un être exceptionnel à ses yeux, notre fameux « starets « 1 Zosime, auquel il s'était attaché de toute la ferveur novice de son coeur inassouvi. Je conviens qu'il avait, dès le berceau, fait preuve d'étrangeté. J'ai déjà raconté qu'ayant perdu sa mère à quatre ans, il se rappela toute sa vie son visage, ses caresses « comme s'il la voyait vivante «... Dès l'enfance, il aimait par exemple à s'isoler pour rêver, à lire dans un coin, néanmoins, il fut, durant ses années de collège, l'objet de l'affection générale. Il n'était guère folâtre, ni même gai; à le considérer, on voyait vite que ce n'était pas de la morosité, mais au contraire, une humeur égale et sereine. Il ne voulait jamais se mettre en avant; pour cette raison, peut-être, il ne craignait jamais personne et ses condisciples remarquaient que, loin d'en tirer vanité, il paraissait ignorer sa hardiesse, son intrépidité. Il ignorait la rancune; une heure après avoir été offensé, il répondait à l'offenseur ou lui adressait lui-même la parole, d'un air confiant, tranquille, comme s'il ne s'était rien passé entre eux. Loin de paraître avoir oublié l'offense ou résolu à la pardonner, il ne se considérait pas comme l'offensé, et cela lui gagnait le coeur des enfants. Un seul trait de son caractère incitait fréquemment tous ses camarades à se moquer de lui, non par méchanceté, mais par divertissement; il était d'une pudeur, d'une chasteté exaltée, farouche. Il ne pouvait supporter certains mots et certaines conversations sur les femmes qui, par malheur, sont de tradition dans les écoles. Le lecteur se figure peut-être mon héros sous les traits d'un pâle rêveur malingre et extatique. Au contraire, Aliocha était un jeune homme de dix-neuf ans, bien fait de sa personne et débordant de santé. Il avait la taille élancée, les cheveux châtains, le visage régulier quoique un peu allongé, les joues vermeilles, les yeux gris foncé, brillants, grands ouverts, l'air pensif et fort calme. On m'objectera que des joues rouges n'empêchent pas d'être fanatique ou mystique; or, il me semble qu'Aliocha était plus que n'importe qui, réaliste. Etait-ce le miracle qui l'avait obligé à croire? Très probablement que non; il croyait parce qu'il désirait croire et peut-être avait-il déjà la foi entière dans les replis cachés de son coeur, même lorsqu'il déclarait : « Je ne croirai pas avant d'avoir vu. « On dira sans doute qu'Aliocha était peu développé, qu'il n'avait pas achevé ses études. Ce dernier fait est exact, mais il serait fort injuste d'en inférer qu'il était obtus ou stupide. Je répète ce que j'ai déjà dit : il avait choisi cette voie uniquement parce qu'elle seule l'attirait alors et qu'elle représentait l'ascension idéale vers la lumière de son âme dégagée des ténèbres. En outre ce jeune homme était bien de notre époque, c'est-à-dire loyal, avide de vérité, la cherchant avec foi, et, une fois trouvée, voulant y participer de toute la force de son âme, voulant des réalisations immédiates, et prêt à tout sacrifier à cette fin, même sa vie. Par malheur, ces jeunes gens ne comprennent pas qu'il est souvent bien facile de sacrifier sa vie, tandis que consacrer, par exemple, cinq ou six années de sa belle jeunesse à l'étude et à la science - ne fût-ce que pour décupler ses forces afin de servir la vérité et d'atteindre le but qu'on s'est assigné - c'est là un sacrifice qui les dépasse. Aliocha n'avait fait que choisir la voie opposée à toutes les autres, mais avec la même soif de réalisation immédiate. Aussitôt qu'il se fut convaincu, après de sérieuses réflexions, que Dieu et l'immortalité existent, il se dit naturellement : « Je veux vivre pour l'immortalité, je n'admets pas de compromis. « Pareillement, s'il avait conclu qu'il n'y a ni Dieu ni immortalité, il serait devenu tout de suite athée et socialiste (car le socialisme ce n'est pas seulement la question ouvrière ou celle du quatrième état, mais c'est surtout la question de l'athéisme, de son incarnation contemporaine, la question de la tour de Babel, qui se construit sans Dieu, non pour atteindre les cieux de la terre, mais pour abaisser les cieux jusqu'à la terre), il paraissait étrange et impossible à Aliocha de vivre comme auparavant. Il est dit : « Si tu veux être parfait, donne tout ce que tu as et suis-moi. « Aliocha se disait : « Je ne peux pas donner au lieu de " tout " deux roubles, et au lieu de " suis-moi " aller seulement à la messe. «

DOSTOIEVSKI. Les Frères Karamazov, 1877. Gallimard.

1. « Celui qui absorbe votre âme et votre volonté dans les siennes «; moine mystique.

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