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André Malraux, Lazare.

Publié le 26/04/2011

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malraux

 (Il s'agit de la première attaque par gaz sur le front russe au cours de la Grande Guerre, à laquelle participe un Alsacien, le commandant Berger, enrôlé dans les troupes allemandes.)    Vous organiserez vos impressions de manière à faire sentir la grandeur horrible de ce paysage désolé.    Seuls restent verticaux, entre les pommiers, des chardons en touffes, dont boules, épines, feuilles, sont devenues du même roux de fleur prête à tomber en poussière, tandis que leurs tiges ont pris le blanc répugnant des pièces anatomiques dans les bocaux. Le pré poisseux étend entre deux murs de forêt ses branches d'équerre. Bien que blessé au genou. Berger peut marcher; il traîne des mottes de plus en plus lourdes. Le galop de son cheval s'est perdu dans le bruit du vent. Un autre cheval aux pattes réunies comme dans les instantanés de courses s'effondre devant lui, peut-être celui qui a foncé sur les gaz : pas encore raide, les yeux ouverts et gris, le poil pourri comme l'herbe et les feuilles, muscles convulsés. Autour de lui montent des bouillons-blancs aux cierges roux comme les chardons, mais toutes leurs feuilles recroquevillées; une grappe d'abeilles tuées est collée à l'une des tiges comme les grains d'un épi de maïs. Au-delà de cette entrée de vallée des morts, au-delà d'une ligne lointaine de poteaux et de fils télégraphiques, le vent pousse de hauts nuages dans le ciel sans oiseaux.    Berger avance lourdement. Isolé dans la solitude comme pour veiller le cheval gazé, s'élève un arbre mort; non pas moisi de gaz, mais toutes ses branches nettes, anguleuses, ossifiées, avec la poussée tragique de tous les arbres morts de la terre. Cet arbre pétrifié depuis tant d'années semble, dans cet univers de pourriture, le dernier vestige de la vie. Une pie passe d'un vol ralenti, ses plumes blanches découpées dans ses ailes noires; et tombe comme un oiseau de chiffon.    A travers la clairière, Berger atteint l'autre rive de la forêt. Il ne s'agit plus de marcher dans le dégoût, mais d'y plonger. Le taillis des ronces et des aubépines doubles est fauché, gluant lui aussi, de ce roux livide de bête crevée qui devient noir à vingt mètres. Les ronces n'accrochent plus : avec l'inquiétante sensation d'avoir retrouvé sa force, Berger avance sans résistance à travers une barrière épineuse en déliquescence sous ses genoux, sous son épaule, sous son ventre. Seules piquent encore les longues épines des acacias, dont les branches ne se rompent pas au premier contact; leurs feuilles pendent comme des salades cuites, avec çà et là une araignée morte au centre de sa toile où perle une rosée verdâtre. Le lierre agglutiné pend aux troncs suppurants. Chaque pas fait monter, des buissons écrasés, une odeur amère et douceâtre, celle des gaz? Apparaissent quatre soldats masqués couverts de feuilles : les moins atteintes par les gaz se collent sur celles qui s'engluent à leur uniforme, mais le grand vent les souffle comme des feuilles mortes. Les soldats avancent l'un derrière l'autre, sans se regarder, seuls dans cette forêt pourrie; à peine est-il possible de passer à deux de front dans le sentier. Berger le barre, mais son autorité a disparu; et il n'est plus à cheval. Ils ont autant d'horreur que lui de ces feuilles, de ces troncs purulents, décomposés debout.     André Malraux, Lazare.

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