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B. Poirot-Delpech : Une littérature qui se lit : l'exemple de Guy des Cars

Publié le 29/03/2011

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   « Eh bien moi, c'est aux films de Verneuil que je ne comprends rien! «, répondit un jour Jean-Luc Godard, à qui on se plaignait de ne pas le « comprendre «.    Cette réplique vaut pour les lecteurs qui opposent aux difficultés de compréhension de la littérature de recherche l'accès aisé des romans de gare. Pour que l'accès de ces derniers paraisse simple, encore faut-il se reconnaître dans le bain de sens commun où nous plonge l'environnement, qui se donne pour allant de soi, c'est là sa ruse, mais qui accumule, si on y songe, toutes les folies. Quoi de moins raisonnable que le salmigondis de courrier du cœur, d'occultisme, de morale réputée naturelle et de langage dit courant dont les médias et la publicité gavent de force nos mentalités?    Le secret d'un Guy des Cars est de faire fond sur ces pilotis culturels sans la moindre réticence. Son dernier roman publié au printemps, cinquième d'une série consacrée à des histoires de « mage «, exploite la croyance, froidement entretenue par ailleurs, que réussites, revers de fortune ou retours d'affection, pour reprendre le vocabulaire des officines spécialisées, sont prévisibles, donc inscrits quelque part et décidés hors de nous. La course au bonheur qui nous mène tous, n'est-il pas vrai?, dépendrait de cette superstition de base.    Drôle de bonheur, si on en croit les dix tranches de vie que réunit le volume. L'amour y est toujours mêlé de sentiments plus ou moins sordides : calculs d'intérêts, connivences d'escrocs, vengeances de soupirants disgraciés, vers de terre humiliés par des étoiles de pacotille. Certes la pudeur est partout sauve, il n'est question que d'émois imprécis, comme pour ne pas effaroucher les bibliothèques paroissiales; on s'offre même le luxe, in fine, de souhaiter un monde moins vilain à voir; mais, sous couvert de cultiver l'exceptionnel, des Cars marque une prédilection manifeste pour des rapports de sujétion louches et un rien salaces. Le fouet de sex-shop n'est pas loin. Comme dit le mage : « C'est la vie ! «    Car telle est l'autre habileté de l'auteur : se retrancher sans ciller derrière la sagesse qualifiée de « populaire «, au premier degré, sous sa forme la plus basique. Le lecteur ne peut pas se plaindre qu'on complique sa tâche. Contrairement à la plupart des écrivains, pour qui la littérature consiste à chercher des relations nouvelles entre les mots et leur sens admis jusque-là, Guy des Cars semble s'ingénier à retrouver les formules statistiquement les plus courantes, à leur limite de relâchement et d'imbécillité. Ce ne sont qu'hommes « solidement charpentés «, que « femmes magnifiques «, et autres jeunes aux « dents de carnassier «. La blondeur ne peut être qu' « anglo-saxonne « telle (c qu'elle foisonne de l'autre côté du Channel « (sic) ; le svastika devient « un glaive qui tranchait à droite et à gauche «; la Lune s'appelle « l'astre mort «, la Touraine est « riante «. Seule audace : un visage « limpide qui frémit comme l'eau d'un étang frôlé par l'aile d'un oiseau «. Voilà ce qui s'appelle respecter son public!    Le respecter ou le berner? Rien de moins innocent, en réalité, que ces naïvetés passe-partout. Sous ses airs scrupuleux et altruistes, c'est toute une soumission fataliste aux aléas de la chance que conseille le mage : « Il faut subir sa main telle que la nature Va voulue/«    S'agissant des femmes, le bon vieux phallocratisme gaulois s'affiche sans vergogne. « Se préoccuper de l'âme féminine est une gymnastique cérébrale exténuante «, observe un mâle, tandis qu'une militante M.L.F. égarée dans l'assistance aux femmes battues découvre le plaisir en recevant des coups et fonde la ligue de la « femme-femme « pour le « bonheur dans la féminité «. La bonne nature fera d'elle une « femme comme les autres, sachant respecter la poigne masculine «, et lui donnera un « vrai mari «, c'est-à-dire qui « n'a pas peur de flanquer une raclée à sa femme si elle le mérite «...    Si on prend pour critères de lisibilité — à chacun les siens — un minimum de distance par rapport aux lieux communs et phrases toutes faites les plus attardés, une telle prose appelle très précisément le qualificatif d' « illisible «.    Le Monde, 6 août 1976.

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