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Bloch, Apologie pour l'Histoire, ou Métier d'historien (extrait)

Publié le 13/04/2013

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histoire

Rédigé en 1941-1942 dans un refuge de la Creuse, après que Marc Bloch a été interdit d’enseignement à la Sorbonne par les lois antijuives de Vichy, ce manuscrit — inachevé et publié à titre posthume en 1959 par Lucien Febvre — apparaît comme le testament de Marc Bloch, spécialiste d’histoire médiévale et fondateur avec Lucien Febvre de la revue les Annales d’histoire économique et sociale (1929). Traduit depuis en une vingtaine de langues, Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien est un véritable manuel de méthodologie historique. Marc Bloch expose ici l’une de ses préoccupations majeures, celle de la déontologie : l’historien doit comprendre et non pas juger.

« Juger ou comprendre ? «

 

[…] Longtemps l’historien a passé pour une manière de juge des Enfers, chargé de distribuer aux héros morts l’éloge ou le blâme. Il faut croire que cette attitude répond à un instinct puissamment enraciné. Car tous les maîtres qui ont eu à corriger des travaux d’étudiants savent combien ces jeunes gens se laissent difficilement dissuader de jouer, du haut de leurs pupitres, les Minos ou les Osiris. C’est, plus que jamais, le mot de Pascal : « Tout le monde fait le dieu en jugeant : cela est bon ou mauvais. « On oublie qu’un jugement de valeur n’a de raison d’être que comme la préparation d’un acte et de sens seulement par rapport à un système de références morales, délibérément accepté. Dans la vie quotidienne, les besoins de la conduite nous imposent cet étiquetage ordinairement assez sommaire. Là où nous ne pouvons plus rien, là où les idéaux communément reçus diffèrent profondément des nôtres, il n’est plus qu’un embarras. Pour séparer, dans la troupe de nos pères, les justes des damnés, sommes-nous donc si sûrs de nous-mêmes et de notre temps ? Élevant à l’absolu les critères, tout relatifs, d’un individu, d’un parti ou d’une génération, quelle plaisanterie d’en infliger les normes à la façon dont Sylla gouverna Rome ou Richelieu les États du roi Très Chrétien ! Comme d’ailleurs rien n’est plus variable, par nature, que de pareils arrêts, soumis à toutes les fluctuations de la conscience collective ou du caprice personnel, l’histoire, en permettant trop souvent au palmarès de prendre le pas sur le carnet d’expériences, s’est gratuitement donné l’air de la plus incertaine des disciplines : aux creux réquisitoires succèdent autant de vaines réhabilitations. Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce : par pitié, dites-nous simplement, quel fut Robespierre. […]

 

 

[…]

 

 

Un mot, pour tout dire, domine et illumine nos études : « comprendre «. Ne disons pas que le bon historien est étranger aux passions ; il a du moins celle-là. Mot, ne nous le dissimulons pas, lourd de difficultés, mais aussi d’espoirs. Mot, surtout, chargé d’amitié. Jusque dans l’action, nous jugeons beaucoup trop. Il est commode de crier « au poteau ! «. Nous ne comprenons jamais assez. Qui diffère de nous — étranger, adversaire politique — passe, presque nécessairement, pour un méchant. Même pour conduire les inévitables luttes, un peu plus d’intelligence des âmes serait nécessaire ; à plus forte raison pour les éviter, quand il en est encore temps. L’histoire, à condition de renoncer elle-même à ses faux airs d’archange, doit nous aider à guérir de ce travers. Elle est une vaste expérience de variétés humaines, une longue rencontre des hommes. La vie, comme la science, a tout à gagner à ce que cette rencontre soit fraternelle. […]

 

 

Source : Bloch (Marc), Apologie pour l’Histoire ou Métier d’historien, Paris, Armand Colin, 1993.

 

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