Historien des mentalités, spécialiste d’histoire médiévale,  fondateur avec Lucien Febvre de la revue les Annales d’histoire économique et  sociale (1929), Marc Bloch publie, en 1939, la Société féodale, ouvrage qui présente une synthèse des connaissances sur l’organisation sociale  au Moyen Âge. Son étude se fonde sur les conditions économiques et  démographiques de l’époque pour expliquer les attitudes morales ou affectives  — démarche que Lucien Febvre jugera trop sociologique. Dans cet extrait, qui  récapitule les caractères fondamentaux de la féodalité européenne, sont cités  les ordres constitutifs de la société féodale, fondée sur l’inégalité : les  serfs, sous la dépendance des seigneurs, les moines et les guerriers.
« Les caractères fondamentaux de la féodalité  européenne «
 
Le plus simple sera sans doute de commencer par dire ce  que cette société n’était pas. Bien que les obligations nées de la parenté y  fussent conçues comme très vigoureuses, elle ne se fondait pas tout entière sur  le lignage. Plus précisément, les liens proprement féodaux n’avaient de raison  d’être que parce que ceux du sang ne suffisaient pas. D’autre part, malgré la  persistance de la notion d’une autorité publique superposée à la foule des  petits pouvoirs, la féodalité coïncida avec un profond affaiblissement de  l’État, notamment dans sa fonction protectrice. Mais la société féodale n’était  pas seulement différente et d’une société de parentèles et d’une société dominée  par la force de l’État. Elle venait après des sociétés ainsi constituées et  portait leur empreinte. Les rapports de dépendance personnelle qui la  caractérisaient gardaient quelque chose de la parenté artificielle qu’avait été,  à beaucoup d’égards, le primitif compagnonnage et, parmi les droits de  commandement exercés par tant de menus chefs, une bonne part faisait figure de  dépouilles arrachées à des puissances « régaliennes «.
 
 
C’est donc comme le résultat de la brutale dissolution  de sociétés plus anciennes que se présente la féodalité européenne. Elle serait,  en effet, inintelligible sans le grand bouleversement des invasions germaniques  qui, forçant à se fusionner deux sociétés originellement placées à des stades  très différents de l’évolution, rompit les cadres de l’une comme de l’autre et  fit revenir à la surface tant de modes de pensée et d’habitudes sociales d’un  caractère singulièrement primitif. Elle se constitua définitivement dans  l’atmosphère des dernières ruées barbares. Elle supposait un profond  ralentissement de la vie de relations, une circulation monétaire trop atrophiée  pour permettre un fonctionnariat salarié, une mentalité attachée au sensible et  au proche. Quand ces conditions commencèrent à changer, son heure commença de  passer.
 
 
Elle fut une société inégale, plutôt que hiérarchisée :  de chefs, plutôt que de nobles ; de serfs, non d’esclaves. Si l’esclavage n’y  avait pas joué un rôle aussi faible, les formes de dépendance authentiquement  féodales, dans leur application aux classes inférieures, n’auraient pas eu lieu  d’exister. Dans le désordre général, la place de l’aventurier était trop grande,  la mémoire des hommes trop courte, la régularité du classement social trop mal  assurée pour permettre la stricte constitution de castes régulières.
 
 
Pourtant, le régime féodal supposait l’étroite sujétion  économique d’une foule d’humbles gens envers quelques puissants. Ayant reçu des  âges antérieurs la villa déjà seigneuriale du monde romain, la chefferie  de village germanique, il étendit et consolida ces modes d’exploitation de  l’homme par l’homme et, joignant en un inextricable faisceau de droit à la rente  du sol avec le droit au commandement, fit de tout cela véritablement la  seigneurie. Au profit d’une oligarchie de prélats ou de moines, chargés de  rendre le Ciel propice. Au profit, surtout, d’une oligarchie de guerriers.
 
 
Source : Bloch (Marc), la Société féodale, Paris,  Albin Michel, 1968.
 
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