Camus, interrogé par des journalistes répond à la question suivante : « Que peut faire l'artiste dans le monde d'aujourd'hui ? »
Publié le 26/04/2011
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« On ne lui demande ni d'écrire sur les coopératives ni, inversement, d'endormir en lui-même les souffrances souffertes par les autres dans l'histoire. Et puisque vous m'avez demandé de parler personnellement, je vais le faire aussi simplement que je le puis. En tant qu'artistes nous n'avons peut-être pas besoin d'intervenir dans les affaires du siècle. Mais en tant qu'hommes, oui. Le mineur qu'on exploite ou qu'on fusille, les esclaves des camps, ceux des colonies, les légions de persécutés qui couvrent le monde ont besoin, eux, que tous ceux qui peuvent parler relaient leur silence et ne se séparent pas d'eux. Je n'ai pas écrit, jour après jour, des articles et des textes de combat, je n'ai pas participé aux luttes communes parce que j'ai envie que le monde se couvre de statues grecques et de chefs-d'œuvre. L'homme qui. en moi, a cette envie existe. Simplement, il a mieux à faire à essayer de faire vivre les créatures de son imagination. Mais de mes premiers articles jusqu'à mon dernier livre, je n'ai tant, et peut-être trop, écrit que parce que je ne peux m'empêcher d'être tiré du côté de tous les jours, du côté de ceux, quels qu'ils soient, qu'on humilie et qu'on abaisse. Ceux-là ont besoin d'espérer, et si tout se tait, ou si on leur donne à choisir entre deux sortes d'humiliation, les voilà pour toujours désespérés et nous avec eux. Il me semble qu'on ne peut supporter cette idée, et celui qui ne peut la supporter ne peut non plus s'endormir dans sa tour. Non par vertu, on le voit, mais par une sorte d'intolérance quasi organique, qu'on éprouve ou qu'on n'éprouve pas. J'en vois pour ma part beaucoup qui ne l'éprouvent pas, mais je ne peux envier leur sommeil. Cela ne signifie pas cependant que nous devions sacrifier notre nature d'artiste à je ne sais quelle prédication sociale. J'ai dit ailleurs pourquoi ^artiste était plus que jamais nécessaire. Mais si nous intervenons en tant qu'homme, cette expérience influera sur notre langage. Et si nous ne sommes pas des artistes dans notre langage d'abord, quels artistes sommes-nous? Même si, militants dans notre vie, nous parlons dans nos œuvres des déserts ou de l'amour égoïste, il suffit que notre vie soit militante pour qu'une vibration plus secrète peuple d'hommes ce désert et cet amour. Ce n'est pas à l'heure où nous commençons à sortir du nihilisme que je nierai stupidement les valeurs de création au profit des valeurs d'humanité, ou inversement. Pour moi, les unes ne sont jamais séparées des autres et je mesure la grandeur d'un artiste (Molière, Tolstoï, Melville), à l'équilibre qu'il a su maintenir entre les deux. Aujourd'hui, sous la pression des événements, nous sommes contraints de transporter cette tension dans notre vie aussi. C'est pourquoi tant d'artistes, pliant sous le faix, se réfugient dans la tour d'ivoire ou au contraire dans l'église sociale. Mais j'y vois, pour ma part, une égale démission. Nous devons servir en même temps la douleur et la beauté. La longue patience, la force, la réussite secrète que cela demande, sont les vertus qui fondent justement la renaissance dont nous avons besoin. Un dernier mot. Cette entreprise, je le sais, ne peut aller sans périls ni amertume. Nous devons accepter les périls : le temps des artistes assis est fini. Mais nous devons refuser l'amertume. L'une des tentations de l'artiste est de se croire solitaire et il arrive en vérité qu'on le lui crie avec une assez ignoble joie. Mais il n'en est rien. Il se tient au milieu de tous, au niveau exact, ni plus haut ni plus bas, de tous ceux qui travaillent et qui luttent. Sa vocation même, devant l'oppression, est d'ouvrir les prisons et de faire parler le malheur et le bonheur de tous. C'est ici que l'art, contre ses ennemis, se justifie en faisant éclater justement qu'il n'est, lui, l'ennemi de personne. A lui seul, il ne saurait sans doute assurer la renaissance qui suppose justice et liberté. Mais sans lui, cette renaissance serait sans formes, et, partant, ne serait rien. Sans la culture, et la liberté relative qu'elle suppose, la société, même parfaite, n'est qu'une jungle. C'est pourquoi toute création authentique est un don à l'avenir. « Albert Camus, Actuelles II (Chroniques 1948-1953), L'artiste et son temps. Suivant votre préférence, vous résumerez ou analyserez ce texte de Camus. Puis vous en dégagerez un thème qui vous paraît particulièrement intéressant. Après avoir soigneusement précisé les données de la question ainsi retenue, vous direz les réflexions qu'elle vous inspire.
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