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Claude JULIEN, Le Monde diplomatique, Liberté

Publié le 21/06/2012

Extrait du document

 

La presse est libre. Le savent notamment quelques groupes géants

qui jamais ne se lassent d'étendre leur empire. Leur boulimie est sans

limite. Ils l'appellent liberté. Liberté d'entreprise, bien entendu. Mais

toute liberté qui restreint ou viole celle des autres cesse d'être un droit

et devient un abus. Voilà bientôt deux siècles, la Constituante proclamait

« un des droits les plus précieux de l'homme : tout citoyen peut

parler, écrire, imprimer librement. « Étonnante conquête, audacieuse

manifestation de cet esprit nouveau qui, dans toute l'Europe, ébranlait

l'ordre établi. Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Seule en jouit une poignée

d'individus. L'abolition des privilèges ne semble plus être le premier

devoir de toute démocratie [ ... ]

« parler, écrire, imprimer librement.

» Étonnante conquête, audacieuse manifestation de cet esprit nouveau qui, dans toute l'Europe, ébran­ lait l'ordre établi.

Qu'en reste-t-il aujourd'hui ? Seule en jouit une poi­ gnée d'individus.

L'abolition des privilèges ne semble plus être le pre­ mier devoir de toute démocratie [ ...

] La presse est libre.

En porte témoignage la valse hésitante des vedet­ tes de la télévision, hier fièrement campées sur leurs indécents cachets, aujourd'hui larguées comme dans les bonnes maisons on remercie un domestique trop peu respectueux de ses maîtres.

Information et créa­ tion coûtent cher.

Les grands groupes ne se reconnaissent pas une voca­ tion de mécènes.

L'ambition de financer le talent, l'intelligence, la cul­ ture, ne les fait point rêver.

Sûrs de leur bon droit de propriétaires, ils ont claironné leur objectif : engranger des profits.

La presse est libre.

Libre, comme chaque été, de prodiguer des enquê­ tes sur la vie sexuelle ou amoureuse, d'indispensables conseils sur l'art de bronzer ou de mincir, des jeux à haute teneur éducative.

Ignoré de toutes les chartes mais inscrit au centre d'une saine politique commer­ ciale, le droit à la vulgarité est imprescriptible ; il avait échappé à la perspicacité des constituants.

Pourquoi permettrait-on aux remous d'un monde turbulent de troubler la paix de vacances estivales bien méri­ tées ? L'automne permettra de s'attaquer à d'autres problèmes aussi brûlants que rituels : les salaires des cadres, les points de retraite, les meilleurs placements, l'art de payer moins d'impôts.

Tout cela vaut bien l'aide de l'État 1 • La presse est libre, et libres ceux qui, attentifs à l'exquise séduction de modes éphémères, s'abstiennent sagement de porter trop haut leur regard et leur réflexion.

Le temps n'y change rien, de telle sorte que la férocité de Jules Vallès reste d'une troublante actualité : « C'est vrai­ ment pitié de voir tout un peuple d'intelligences s'égarer follement dans les sentiers battus [ ...

], perdre tant de papier [ ...

], sans qu'il pousse une pensée forte au milieu de ces feuilles perdues lancées chaque matin à tous les coins de la ville 2 ».

Dans des sociétés qui aspirent d'abord à jouir benoîtement de leur précaire tranquillité, une pensée molle passe aisément pour une pensée libre.

Toute audace serait déraisonnable.

La presse est libre, d'autant plus libre qu'elle s'appuie sur des grands capitaux, seuls capables de lui ouvrir l'accès aux modernes technolo­ gies de la communication.

Les groupes ainsi constitués possèdent trop de puissance pour que le simple citoyen ose les contester ? Parlant des puissants de son temps, un Girondin 3 lançait ce cri qui, deux siècles plus tard, n'a rien perdu de sa force : « Ils ne sont grands que parce que nous sommes à genoux» [Vergniaud 4 ].

Ou affalés dans un fau­ teuil devant l'écran de télévision.

Théoriquement reconnu pour tous, le libre droit d'expression est, en fait, accaparé par quelques mains avi­ des.

Nul n'entend plus le sarcasme indigné de Babeuf5 : « Vous êtes. »

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