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COMME LA JEUNESSE EST ÉGOÏSTE !

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

Arjun venait d'avoir treize ans. Il était grand et d'esprit très mûr pour son âge. Je lui avais appris à lire et à écrire, le peu que j'en savais. Maintenant il aurait pu me donner des leçons à moi et à presque tous les gens de la ville. Je ne sais pas comment il avait fait, car nous n'avions pas les moyens de l'envoyer à l'école ni de lui acheter des livres. Cependant il avait toujours un livre ou deux sur lui et il répondait toujours très évasivement aux questions que je lui posais à ce sujet; il passait des heures entières à écrire sur des petits morceaux de papier qu'il conservait précieusement ou même, quand il n'avait pas de papier, il écrivait sur la terre nue. Dans le secret de mon cœur j'étais heureuse de le voir ainsi, car je retrouvais mon père en lui; mais quelquefois mon mari se tourmentait de voir qu'il n'avait pas de goût pour la terre. Quand, un jour, il me dit qu'il allait travailler à la tannerie, je fus absolument consternée. Ainsi ce n'était ni vers la terre ni vers les lettres que finalement il allait se tourner. J'essayai de le dissuader : - Tu es jeune. De plus tu n'es pas de la caste des tanneurs. Que diront nos parents? - Je n'en sais rien, dit-il, et je m'en moque. L'important c'est de manger. Comme la jeunesse est égoïste! On aurait cru, à ses paroles, que nous l'avions volontairement privé de nourriture, alors qu'en fait il avait toujours eu la plus grosse portion après mon mari. - Alors, dis-je, nous n'en faisons pas assez pour toi? Voilà des paroles agréables venant de mon fils aîné. Comme on aime entendre cela! - Vous faites tout ce que vous pouvez, dit-il, mais ce n'est pas suffisant. J'en ai assez d'avoir faim et de voir mes frères avoir faim aussi. Il n'y a jamais assez à manger surtout depuis qu'Ira 1 est venue vivre avec nous. - Tu reproches à ta sœur la nourriture qu'elle mange? m'écriai-je, alors qu'elle laisse toujours la moitié de ce que je lui donne pour que vous, les garçons, vous ayez davantage. - Raison de plus pour que je gagne de l'argent, répliqua Arjun. Je ne reproche à personne la nourriture qu'il mange. Je suis simplement tourmenté par le fait qu'il y en a si peu. Bien entendu, il avait raison. La récolte avait été très maigre, les prix des denrées étaient plus élevés que jamais. - Bon, dis-je, vas-y, s'il le faut. Tu parles comme si tu étais un homme alors que tu n'es encore qu'un enfant. Mais je ne sais pas si on t'embauchera à la tannerie. On dit qu'ils ont assez d'ouvriers. (...) Quelques jours plus tard il commençait à travailler à la tannerie. Et bientôt Thambi, mon second fils, s'était joint à lui. Ils avaient toujours été très attachés l'un à l'autre depuis leur plus tendre enfance et il ne fallait pas s'étonner que Thambi voulût suivre l'exemple de son frère. Nous essayâmes tous deux, Nathan 2 et moi, de détourner Thambi de son projet, mais sans succès. Mon mari attendait avec impatience le jour où ils l'aideraient à travailler la terre; mais Thambi se contenta de secouer la tête négativement. - Si c'était ta terre, ou la mienne, dit-il, je travaillerais avec joie à tes côtés. Mais que gagne-t-on à travailler pour un autre et à en retirer si peu? Il vaut mieux refuser une telle injustice. Nathan n'ajouta pas un mot. Il avait un air accablé qui exprimait la blessure profonde qu'il venait de recevoir mieux que n'auraient pu le faire des mots. Il avait toujours souhaité avoir sa terre à lui; d'année en année il avait gardé l'espoir, plus faible chaque année, après chaque naissance, d'avoir un jour un petit morceau de terre qui serait bien à lui. Maintenant même ses fils savaient que son rêve ne se réaliserait jamais. Comme son frère avant lui, Thambi avait trouvé les mots les plus cruels. Cependant c'étaient de bons fils, pleins de respect pour nous, patients avec les autres et qui nous donnaient une juste part de leurs gains. Grâce à leur argent nous recommençâmes une fois de plus à vivre bien. Dans le grenier, inutilisé depuis si longtemps, je mis de côté un demi-sac de riz, deux mesures de lentilles et presque une livre de piments. Jusque-là nous avions vendu à peu près tout ce que nous récoltions pour payer notre fermage; maintenant il nous était possible de garder pour nous une partie de nos produits. Je me réjouissais particulièrement de ne pas avoir été obligée de vendre tous les piments, car ils nous sont utiles; quand le palais se rebelle contre la fadeur du riz bouilli sans aucun ingrédient, quand on rêve de beurre fondu, de sel et d'épices qu'on ne peut acheter, le goût poivré du piment relève agréablement le riz. Je réussis enfin à refaire solidement la toiture de notre hutte, en mettant deux ou trois couches de, feuilles. Pour la première fois depuis des années, j'achetai des vêtements pour les aînés des enfants, un sari pour moi et, malgré les protestations de mon mari, un dhuti dont il avait bien besoin, car celui qu'il portait était en loques et lui couvrait à peine les membres. Nous avions encore tous les deux les vêtements que nous avions portés au mariage de notre fille, mais il ne nous serait pas venu à l'idée de les porter; quelles que pussent être les épreuves que nous réservait notre vie quotidienne, nous étions bien décidés à ne pas faire honte à nos fils, le jour de leur mariage. Kamala MARKANDAYA. Le riz et la mousson. Trad. anne-marie soulac. Ed. Robert Laffont, 1956.

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