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« COMME TU TIENS À TA PURETÉ, MON PETIT GARS! »

Publié le 29/07/2011

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hoederer - Eh bien, mon petit gars, dis-moi ce que tu as sur le cœur, puisqu'on ne peut pas l'empêcher. Il faut que je règle cette affaire avant d'aller me coucher. Pourquoi suis-je un traître? hugo - Parce que vous n'avez pas le droit d'entraîner le parti dans vos combines. hoederer - Pourquoi pas? hugo - C'est une organisation révolutionnaire et vous allez en faire un parti de gouvernement. hoederer - Les partis révolutionnaires sont faits pour prendre le pouvoir. hugo - Pour le prendre, oui. Pour s'en emparer par les armes. Pas pour l'acheter par un maquignonnage. hoederer - C'est le sang que tu regrettes? J'en suis fâché, mais tu devrais savoir que nous ne pouvons pas nous imposer par la force. (...) Maintenant, écoute, petit, et tâche de comprendre. Nous prendrons le pouvoir avec les libéraux de Karsky et les conservateurs du Régent Pas d'histoires, pas de casse : l'Union nationale. Personne ne pourra nous reprocher d'être installés par l'étranger. J'ai demandé la moitié des voix au Comité de résistance, mais je ne ferai pas la sottise de demander la moitié des portefeuilles. Une minorité, voilà ce que nous devons être. Une minorité qui laissera aux autres partis la responsabilité des mesures impopulaires et qui gagnera la popularité en faisant l'opposition à l'intérieur du gouvernement. Ils sont coincés : en deux ans, tu verras la faillite de la politique libérale, et c'est le pays tout entier qui nous demandera de faire notre expérience. hugo - Et à ce moment-là le parti sera foutu.

hoederer - Foutu? Pourquoi? hugo - Le parti a un programme : la réalisation d'une économie socialiste, et un moyen : l'utilisation de la lutte de classes. Vous allez vous servir de lui pour faire une politique de collaboration de classes dans le cadre d'une économie capitaliste. Pendant des années, vous allez mentir, ruser, louvoyer, vous irez de compromis en compromis : vous défendrez devant nos camarades des mesures réactionnaires prises par un gouvernement dont vous ferez partie. Personne ne comprendra : les durs nous quitteront, les autres perdront la culture politique qu'ils viennent d'acquérir. Nous serons contaminés, amollis, désorientés; nous deviendrons réformistes et nationalistes; pour finir, les partis bourgeois n'auront qu'à prendre la peine de nous liquider. Hoederer, ce parti, c'est le vôtre, vous ne pouvez pas avoir oublié la peine que vous avez prise pour le forger, les sacrifices qu'il a fallu demander, la discipline qu'il a fallu imposer. Je vous en supplie : ne le sacrifiez pas de vos propres mains. hoederer - Que de bavardages! Si tu ne veux pas courir de risques il ne faut pas faire de politique. hugo - Je ne veux pas courir ces risques-là. (...) hoederer - Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars! Comme tu as peur de te salir les mains. Eh bien, reste pur! A qui cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous? La pureté, c'est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi, j'ai les mains sales. Jusqu'aux coudes. Je les ai plongées dans la merde et dans le sang. Et puis après? Est-ce que tu t'imagines qu'on peut gouverner innocemment? Jean-Paul SARTRE. Les mains sales. Gallimard, 1948.

 

1. De l'Illyrie.

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