Comment le rationnel enveloppe le sensible sans le pénétrer.
Publié le 11/05/2011
Extrait du document
Nos sensations ne peuvent pas nous donner la notion d'espace. Cette notion est construite par l'esprit avec des éléments qui préexistent en lui, et l'expérience externe n'est pour lui que l'occasion d'exercer ce pouvoir, ou au plus un moyen de déterminer la meilleure manière de l'exercer. Les sensations par elles-mêmes n'ont aucun caractère spatial. Cela est évident dans le cas de sensations isolées, des sensations visuelles par exemple. Que pourrait voir un homme qui ne posséderait qu'un oeil unique et immobile ? Des images différentes se formeraient sur différents points de sa rétine ; mais serait-il amené à classer ces images comme nous classons nos sensations rétiniennes actuelles ? Supposons des images formées aux quartes points A, B, C, D, de cette rétine immobile. Quelle raison aurait le possesseur de cette rétine de dire, par exemple, que la distance AB est égale à la distance CD ? Constitués comme nous le sommes, nous avons une raison pour parler ainsi parce que nous savons qu'un faible mouvement de notre oeil suffira pour amener en C l'image qui était en A et en D l'image qui était en B. Mais ces faibles mouvements de l'oeil sont impossibles pour notre homme imaginaire et si nous lui demandions si la distance AB est égale à la distance CD, nous lui semblerions aussi ridicules que le serait pour nous une personne qui nous demanderait s'il y a plus de différence entre une sensation olfactive et une sensation visuelle qu'entre une sensation auditive et une sensation tactile... Nos sensations diffèrent les unes des autres qualitativement et .ne peuvent donc avoir entre elles de commune mesure, pas plus qu'il n'y en a entre le gramme et le mètre. Même si nous ne comparons que les sensations fournies par la même fibre nerveuse, un effort considérable de l'esprit est nécessaire pour reconnaître que la sensation d'aujourd'hui est de même espèce que la sensation d'hier, mais plus grande ou plus petite ; en d'autres termes pour classer les sensations selon leur nature et ranger ensuite celles de même espèce sur une sorte d'échelle suivant leur intensité. Une pareille classification ne peut être effectuée sans une intervention active de l'esprit et l'objet de cette intervention est de rapporter nos sensations à une sorte de rubrique ou de catégorie qui préexiste en nous. Cette catégorie doit-elle être regardée comme une « forme de notre sensibilité « ? Non, si l'on entend par là que nos sensations, considérées individuellement, ne pourraient pas exister sans elle. Elle ne nous devient nécessaire que pour comparer nos sensations, pour raisonner sur nos sensations. Elle est donc plutôt une forme de notre entendement. Voilà donc la première catégorie à laquelle nos sensations sont rapportées. On peut se la représenter comme composée d'un grand nombre de systèmes absolument indépendants les uns des autres. De plus, elle nous permet seulement de comparer entre elles des sensations de même espèce et non de les mesurer, de percevoir qu'une sensation est plus grande qu'une autre sensation, mais non qu'elle est deux fois plus grande ou trois fois plus grande. Combien une telle catégorie diffère de l'espace du géomètre !... Les trois axes de la géométrie remplissent tous le même office et sont interchangeables... Il serait peut-être possible d'épurer (cette) catégorie... Mais, quoi que nous fassions, l'espace ainsi construit ne serait jamais ni infini, ni homogène, ni isotrope ; il ne pourrait le devenir qu'en cessant d'être accessible à nos sens. Nos représentations ne sont que la reproduction de nos sensations ; nous ne pouvons donc pas figurer l'espace géométrique. Nous ne pouvons pas nous représenter les objets dans l'espace géométrique, mais seulement raisonner sur eux comme s'ils existaient dans cet espace.
POINCARÉ.
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