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Contes de la bécasse "Puis il disparut.

Publié le 11/04/2014

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Contes de la bécasse "Puis il disparut. On l'avait mis au collège. Elle le sut en interrogeant habilement. Alors elle usa d'une diplomatie infinie pour changer l'itinéraire de ses parents et les faire passer par ici au moment des vacances. Elle y réussit, mais après un an de ruses. Elle était donc restée deux ans sans le revoir ; et elle le reconnut à peine, tant il était changé, grandi, embelli, imposant dans sa tunique à boutons d'or. Il feignit de ne pas la voir et passa fièrement près d'elle. "Elle en pleura pendant deux jours ; et depuis lors elle souffrit sans fin. "Tous les ans, elle revenait ; passait devant lui sans oser le saluer et sans qu'il daignât même tourner les yeux vers elle. Elle l'aimait éperdument. Elle me dit : "C'est le seul homme que "j'aie vu sur la terre, monsieur le médecin ; je ne "sais pas si les autres existaient seulement." "Ses parents moururent. Elle continua leur métier, mais elle prit deux chiens au lieu d'un, deux terribles chiens qu'on n'aurait pas osé braver. "Un jour, en rentrant dans ce village où son coeur était resté, elle aperçut une jeune femme qui sortait de la boutique Chouquet au bras de son bien-aimé. C'était sa femme. Il était marié. "Le soir même, elle se jeta dans la mare qui est sur la place de la Mairie. Un ivrogne attardé la repêcha, et la porta à la pharmacie. Le fils Chouquet descendit en robe de chambre, pour la soigner, et, sans paraître la reconnaître, la déshabilla, la frictionna, puis il lui dit d'une voix dure : "Mais "vous êtes folle ! Il ne faut pas être bête comme "ça !" "Cela suffit pour la guérir. Il lui avait parlé ! Elle était heureuse pour longtemps. "Il ne voulut rien recevoir en rémunération de ses soins, bien qu'elle insistât vivement pour le payer. "Et toute sa vie s'écoula ainsi. Elle rempaillait en songeant à Chouquet. Tous les ans, elle l'apercevait derrière ses vitraux. Elle prit l'habitude d'acheter chez lui des provisions de menus médicaments. De la sorte, elle le voyait de près, et lui parlait, et lui donnait encore de l'argent. "Comme je vous l'ai dit en commençant, elle est morte ce printemps. Après m'avoir raconté toute cette triste histoire, elle me pria de remettre à celui qu'elle avait si patiemment aimé toutes les économies de son existence, car elle n'avait travaillé que pour lui, disait-elle, jeûnant même pour mettre de côté, et être sûre qu'il penserait à elle, au moins une fois, quand elle serait morte. "Elle me donna donc deux mille trois cent vingt-sept francs. Je laissai à M. le curé les vingt-sept francs pour l'enterrement, et j'emportai le reste quand elle eut rendu le dernier soupir. "Le lendemain, je me rendis chez les Chouquet. Ils achevaient de déjeuner, en face l'un de l'autre, gros et rouges, fleurant les produits pharmaceutiques, importants et satisfaits. "On me fit asseoir, on m'offrit un kirsch, que j'acceptai ; et je commençai mon discours d'une voix émue, persuadé qu'ils allaient pleurer. "Dès qu'il eut compris qu'il avait été aimé de cette vagabonde, de cette rempailleuse, de cette rouleuse, Chouquet bondit d'indignation, comme si elle lui avait volé sa réputation, l'estime des honnêtes gens, son honneur intime, quelque chose de délicat qui lui était plus cher que la vie. "Sa femme, aussi exaspérée que lui, répétait : "Cette gueuse ! cette gueuse ! cette gueuse !..." Sans pouvoir trouver autre chose. Contes de la bécasse 33 Contes de la bécasse "Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille. Il balbutiait : "Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison. Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds !" "Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse. Je ne savais que dire ni que faire. Mais j'avais à compléter ma mission. Je repris : "Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs. Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres." "Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement. "Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés. Puis je demandai : "Que décidez-vous ?" "Mme Chouquet parla la première : "Mais, puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme... il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser." "Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants." "Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez." "Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre." "Je remis l'argent, je saluai et partis. "Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : "Mais elle a laissé ici sa voiture, cette... cette femme. Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture ? Rien, prenez-la si vous voulez. Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager." "Il s'en allait. Je le rappelai. "Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens. Les voulez-vous ?" Il s'arrêta, surpris : "Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez." Et il riait. Puis il me tendit sa main que je serrai. Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis. "J'ai gardé les chiens chez-moi. Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval. La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l'argent. "Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie." * Le médecin se tut. Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : "Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !" Contes de la bécasse 34

« "Il s'était levé ; il marchait à grands pas derrière la table, le bonnet grec chaviré sur une oreille.

Il balbutiait : "Comprend-on ça, docteur ? Voilà de ces choses horribles pour un homme ! Que faire ? Oh ! si je l'avais su de son vivant, je l'aurais fait arrêter par la gendarmerie et flanquer en prison.

Et elle n'en serait pas sortie, je vous en réponds !" "Je demeurais stupéfait du résultat de ma démarche pieuse.

Je ne savais que dire ni que faire.

Mais j'avais à compléter ma mission.

Je repris : "Elle m'a chargé de vous remettre ses économies, qui montent à deux mille trois cents francs.

Comme ce que je viens de vous apprendre semble vous être fort désagréable, le mieux serait peut-être de donner cet argent aux pauvres." "Ils me regardaient, l'homme et la femme, perclus de saisissement.

"Je tirai l'argent de ma poche, du misérable argent de tous les pays et de toutes les marques, de l'or et des sous mêlés.

Puis je demandai : "Que décidez-vous ?" "Mme Chouquet parla la première : "Mais, puisque c'était sa dernière volonté, à cette femme...

il me semble qu'il nous est bien difficile de refuser." "Le mari, vaguement confus, reprit : "Nous pourrions toujours acheter avec ça quelque chose pour nos enfants." "Je dis d'un air sec : "Comme vous voudrez." "Il reprit : "Donnez toujours, puisqu'elle vous en a chargé ; nous trouverons bien moyen de l'employer à quelque bonne oeuvre." "Je remis l'argent, je saluai et partis.

"Le lendemain Chouquet vint me trouver et, brusquement : "Mais elle a laissé ici sa voiture, cette...

cette femme.

Qu'est-ce que vous en faites, de cette voiture ? \24\24Rien, prenez-la si vous voulez.

\24\24Parfait ; cela me va ; j'en ferai une cabane pour mon potager." "Il s'en allait.

Je le rappelai.

"Elle a laissé aussi son vieux cheval et ses deux chiens.

Les voulez-vous ?" Il s'arrêta, surpris : "Ah ! non, par exemple ; que voulez-vous que j'en fasse ? Disposez-en comme vous voudrez." Et il riait.

Puis il me tendit sa main que je serrai.

Que voulez-vous ? Il ne faut pas, dans un pays, que le médecin et le pharmacien soient ennemis.

"J'ai gardé les chiens chez-moi.

Le curé, qui a une grande cour, a pris le cheval.

La voiture sert de cabane à Chouquet ; et il a acheté cinq obligations de chemin de fer avec l'argent.

"Voilà le seul amour profond que j'aie rencontré, dans ma vie." * Le médecin se tut.

Alors la marquise, qui avait des larmes dans les yeux, soupira : "Décidément, il n'y a que les femmes pour savoir aimer !" Contes de la bécasse Contes de la bécasse 34. »

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