Devoir de Philosophie

DE LA SOUVERAINETÉ

Publié le 12/08/2011

Extrait du document

La souveraineté peut être considérée comme le fondement à la fois de l'ordre intraétatique et de l'ordre interétatique. Un Etat est souverain en ce sens que, sur son territoire, réserve faite des règles coutumières, obligatoires pour tous les « Etats civilisés «, et des engagements pris par convention ou traité, le système légal qu'il édicte ou avec lequel il se confond est l'instance dernière. Or, ce système n'est en vigueur qu'à l'intérieur d'un espace limité, il ne s'applique qu'aux hommes d'une certaine nationalité. Si donc la souveraineté est absolue, l'ordre intra et l'ordre interétatique sont essentiellement autres puisque le premier implique et que le second exclut la soumission à une autorité unique. Juristes, philosophes, théoriciens des relations internationales mettent l'accent- aujourd'hui sur le caractère historique de la doctrine de souveraineté. Du xvie au xviii° siècle, les penseurs sont en quête de l'autorité inconditionnelle, celle qui ne serait subordonnée à aucune puissance terrestre, à aucune loi humaine, ils se demandent à la fois où elle réside et comment elle se justifie. L'univers de la chrétienté est en train de se dissoudre. Les doctrinaires élaborent l'idéologie du mouvement historique dont les monarchies absolues et les Etats nationaux ont été l'aboutissement. La souveraineté absolue répondait à l'ambition des rois, désireux de se libérer des restrictions que leur imposaient l'Eglise et l'Empire, survivances médiévales. En même temps, elle permettait de condamner les privilèges des corps intermédiaires, seigneurs féodaux, régions, villes, corporations — privilèges qui n'avaient plus de fondement si la volonté du souverain est la source unique des droits et des devoirs. Les juristes modernes, élaborant des théories « implicitement normatives «, s'en prennent volontiers au concept de souveraineté, soit que, à la manière de Kelsen et de ses disciples, ils ne fassent pas de différence entre ordre juridique et ordre étatique, soit que, au contraire, ils réduisent l'ordre étatique à un secteur d'un ordre juridique plus vaste. Dans le premier cas, le concept de souveraineté est inutile puisqu'en théorie pure il n'a pas d'autre sens que la validité, en un espace donné, d'un certain système de normes. Dans le second, il est nocif puisqu'il suggère que les impératifs juridiques tirent leur force obligatoire de la volonté des pouvoirs étatiques et que tout ordre légal est un ordre de commandement. En revanche, les théoriciens réalistes de la politique étrangère sont enclins à retenir le concept de souveraineté afin de rappeler que chaque unité politique légifère pour elle-même et ne s'incline pas devant une autorité extérieure. Ainsi Henry J. Morgenthau qualifie de highest lawgiving and enforcing authority l'autorité souveraine et considère celle-ci comme indivisible par essence, une autorité souveraine partagée étant pour ainsi dire une contradiction in adjecto, comme un cercle carré. Il ne peut pas plus y avoir deux souverains, à l'intérieur d'une collectivité politiquement organisée, qu'il ne peut y avoir deux généraux en chef à la tête d'une armée. Même à l'intérieur des régimes démocratiques, il subsiste, en dépit des apparences, un pouvoir souverain. « Comme, dans une démocratie, cette responsabilité est mise en sommeil en temps normal, et reste à peine visible à travers le filet des arrangements constitutionnels et des règles légales, on croit très souvent qu'elle n'existe pas et que l'autorité suprême, celle qui formule la loi et qui l'impose, jadis dévolue à un homme, le monarque, est maintenant distribuée parmi les différentes instances coordonnées du gouvernement, de sorte qu'aucune d'elles n'est suprême 1. « Mais il s'agit là d'une illusion. Dans le vain effort de faire de la démocratie un gouvernement des lois et non des hommes, les réformateurs ont oublié que dans tout Etat « il doit y avoir un homme ou un groupe d'hommes qui assument la responsabilité ultime pour l'exercice de l'autorité politique «. La souveraineté appartient à l'autorité à la fois légitime et suprême. Aussi la recherche de la souveraineté est-elle, en même temps ou alternativement, la recherche des conditions auxquelles une autorité est légitime et du lieu, des hommes ou des institutions, en lesquels elle réside. La première question, au niveau le plus élevé, est proprement philosophique. C'est un fait que, à travers l'histoire, le fondement et l'extension du droit de commander ou du devoir d'obéir se sont transformés. A notre époque, dans toutes les sociétés modernes, les gouvernants se réclament de l'idée démocratique, ils ne prétendent ni « posséder « les territoires ou les peuples à la façon des monarques ni avoir, de naissance ou par force, l'autorité de donner des ordres. Mais les deux interprétations de l'idée démocratique — partis multiples, élections disputées, règles constitutionnelles d'une part, parti unique, avant-garde du prolétariat de l'autre — reconstituent une dualité de fait et de « formules 2 «. Les élus, vainqueurs provisoires dans la compétition légale des partis, ou les membres du Praesidium, vainqueurs, eux aussi provisoires, dans la lutte des factions et des personnes, ordonnent les uns et les autres légitimement, si la légitimité est rapportée à la formule propre de chaque régime. Ni la formule démocratique ou soviétique ni même l'idée démocratique ne sont des réponses ultimes à la question de l'autorité légitime (l'idée démocratique, à son tour, appelle une philosophie pour la fonder). Mais nous pouvons ne pas remonter au-delà de ces formules contradictoires et de l'idée commune... ... Dans l'expression souveraineté du peuple, le concept ne s'applique pas au détenteur effectif de l'autorité mais à l'ensemble humain d'où, selon la logique de la constitution, dérive l'autorité des lois ou des gouvernants. A un niveau plus proche du réel, on évoque la souveraineté de la Cour suprême aux Etats-Unis parce qu'en cas de conflit entre un citoyen et les tribunaux, entre le gouvernement fédéral et un des 50 Etas unis, le dernier mot appartient non au président, aux ministres ou aux élus mais aux juges. La souveraineté des juges est liée à la primauté de la Constitution, elle-même établie par la volonté originelle des Etats qui se sont fédérés. Mais la Cour suprême, aux Etats-Unis, ne peut être dite souveraine au sens où l'étaient les rois dans les régimes absolutistes. Elle n'exerce ni le pouvoir exécutif ni le pouvoir fédératif, pour reprendre les termes de Locke. Aussi me paraît-il fâcheux d'employer le concept de souveraineté pour désigner le centre ou le foyer du pouvoir effectif parce que celui-ci est, en fait, divisé... ... En dernière analyse, les décisions qui concernent l'ensemble d'une collectivité sont prises par un ou quelques hommes. Mais si, contre l'usage, on attribue à cette « élite de pouvoir « la souveraineté, celle-ci ne saurait être dite ni absolue ni indivisible. La division du pouvoir de fait, en n'importe quel régime constitutionnel-pluraliste, résulte à la fois des textes, des coutumes et des hommes.

Raymond ARON. Paix et guerre entre les nations, Chap. xxiv Calmann-Lévy, édit., 1962.

1. H. J. MORGENTHAU, Politics among nations, p. 261. 2. Nous distinguons ici l'idée démocratique, au niveau le plus abstrait, de la formule, plus proche de la réalité, qui justifie pluralité des partis ou parti unique.

Liens utiles