Devoir de Philosophie

DEUX AMIS

Publié le 11/08/2011

Extrait du document

A midi, ils avaient déjà parcouru Marseille en tous sens. L'audace leur était revenue avec le grand jour et la liberté. Jacques avait fait l'emplette d'un calepin pour écrire ses impressions, et il s'arrêtait de temps à autre, l'œil inspiré, griffonnant des notes. Ils achetèrent du pain, de la charcuterie, descendirent au port, et s'installèrent sur des rouleaux de cordages, devant les grands navires immobiles et les voiliers oscillants. Un marin les fit lever pour dérouler ses câbles. - Où vont-ils donc ces bateaux-là? hasarda Jacques. - Ça dépend. Lequel? - Ce gros-là? - A Madagascar. - Vrai? On va le voir partir? - Non. Celui-là ne part que jeudi. Mais, si tu veux voir un départ, faut t'amener ce soir à 5 heures; celui-là, le La Fayette, part pour Tunis. Ils étaient renseignés. - Tunis, observa Daniel, ce n'est pas l'Algérie... - C'est toujours l'Afrique, dit Jacques, en arrachant une bouchée de pain. Accroupi sur ses talons contre un tas de bâches, avec ses cheveux roux, durs et broussailleux, plantés comme de l'herbe sur son front bas, avec sa tête osseuse aux oreilles décollées, son cou maigre, son petit nez mal formé qu'il fronçait sans cesse, il avait l'air d'un écureuil grignotant des faines. Daniel s'était arrêté de manger : - Dis donc, si on leur écrivait d'ici, avant de s'... Le coup d'œil du petit l'interrompit net. - Es-tu fou? cria-t-il, la bouche pleine. Pour qu'ils nous fassent cueillir à l'arrivée? Il dévisageait son ami avec une expression de colère. Dans cette figure ingrate, encore enlaidie par des taches de son, les yeux, d'un bleu dur, petits, encaissés, volontaires, avaient une vie saisissante; et leur regard était si changeant qu'il était quasi indéchiffrable, tantôt sérieux, puis aussitôt espiègle; tantôt doux, même câlin, et tout à coup méchant, presque cruel; quelquefois se mouillant de larmes, mais le plus souvent sec, ardent, et comme incapable de s'attendrir jamais. Daniel fut sur le point de répliquer; mais il se tut. Son visage conciliant s'offrait sans défense à l'irritation de Jacques; et il se mit à sourire, comme pour s'excuser. Il avait une façon particulière de sourire : sa bouche, petite, aux lèvres ourlées, se relevait subitement vers la gauche, en découvrant les dents; et cette gaieté mettait sur ses traits réguliers une fantaisie charmante. Pourquoi ce grand garçon réfléchi ne s'insurgeait-il pas contre l'ascendant de ce gamin? Son éducation, la liberté dont il jouissait, ne lui donnaient-elles pas sur Jacques un incontestable droit d'aînesse? Sans compter que, au lycée où ils se rencontraient, Daniel était un bon élève, et Jacques, un cancre. L'esprit clair de Daniel était en avance sur l'effort qu'on exigeait de lui. Jacques, au contraire, travaillait mal, ou plutôt ne travaillait pas. Faute d'intelligence? Non. Mais, par malheur, son intelligence poussait dans un tout autre sens que celui des études. Un démon intérieur lui suggérait toujours cent sottises à faire; il n'avait jamais su résister à une tentation; d'ailleurs, il paraissait être irresponsable, et satisfaire seulement un caprice de son démon. Le plus étrange reste à dire : bien qu'il fût en tout le dernier de sa classe, ses condisciples et même ses professeurs ne pouvaient s'empêcher de lui porter une sorte d'intérêt; parmi ces enfants dont la personnalité somnolait dans l'habitude et la discipline, auprès de ces maîtres appliqués dont le génie naturel semblait croupir, ce cancre, qui avait des explosions de franchise et de volonté, qui paraissait vivre dans un univers créé par lui et pour lui seul, n'hésitait pas à se lancer dans les aventures les plus saugrenues sans jamais en craindre les risques, ce petit monstre provoquait l'effroi, mais imposait une inconsciente estime. Daniel avait été des premiers à subir l'attrait de cette nature, plus fruste que la sienne, mais si riche, et qui ne cessait de l'étonner, de l'instruire; d'ailleurs, il avait, lui aussi, quelque chose d'ardent, et ce même penchant vers la liberté et la révolte. Quant à Jacques, demi-pensionnaire dans une école catholique, issu d'une famille où les pratiques religieuses tenaient une grande place, ce fut tout d'abord pour le plaisir d'échapper une fois de plus aux barrières qui l'encerclaient qu'il se plut à rechercher l'attention de ce protestant, à travers lequel il pressentait un monde opposé au sien. Mais, en quelques semaines, avec la rapidité du feu, leur camaraderie était devenue une passion, exclusive, où l'un et l'autre trouvaient enfin le remède à une solitude morale dont chacun avait souffert sans le savoir. Amour chaste, amour mystique, où leurs deux jeunesses fusionnaient dans le même élan vers l'avenir; mise en commun de tous les sentiments excessifs et contradictoires qui ravageaient leurs âmes de quatorze ans, depuis la passion des vers à soie et des alphabets chiffrés, jusqu'aux plus secrets scrupules de leurs consciences, jusqu'à cet enivrant goût de vivre que chaque journée vécue soulevait en eux.

Roger MARTIN DU GARD. Les Thibault. Gallimard, 1922.

Liens utiles