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EXTRAITS DE PHILOSOPHIE ORIENTALE

Publié le 01/04/2015

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philosophie

EXTRAITS

 

1. Le déluge dans L'Épopée de Gilgamesh

L'Épopée de Gilgamesh, tablette XI, 8-134, trad. Jean Bottéro, © Éditions Gallimard, « L'aube des peuples «, 1992, p. 183-192.

Utanapishti s'adressa donc à lui, Gilgamesh : « Gilga¬mesh, je vais te révéler un mystère, te confier un secret des dieux ! Tu connais la ville de Surupak, sise au bord de l'Euphrate, vieille cité hantée par les dieux. C'est là que l'envie prit aux plus grands dieux de provoquer le déluge. Les instigateurs en étaient Anu, leur père ; Enlil-le-preux, leur souverain ; leur Préfet, Ninurta, et Ennugi leur Contremaître. Mais, bien qu'ayant juré le secret avec eux, Éa-le-Prince répéta leur propos à ma palissade : "Palissade ! Ô palissade ! Paroi ! Paroi ! Écoute, palis¬sade ! Rappelle-toi ceci, paroi : Ô roi de Surupak, fils de Ubar-Tutu, démolis ta maison pour te faire un bateau ! Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ! Détourne-toi de tes biens pour te garder sain et sauf ! Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! Le bateau que tu dois fabriquer sera une construction

 

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équilatérale, à longueur et largeur identiques. Tu le toitureras comme l'Apsû 1 !" Moi, lorsque j'eus com¬pris, je m'adressai à Monseigneur Éa : "L'ordre que tu viens de me donner, Monseigneur, je m'y appliquerai et l'exécuterai ! Mais comment faire face à ma ville, au peuple, aux Anciens ?" Alors Éa ouvrit la bouche, prit la parole et s'adressa ainsi à moi, son serviteur : "Homme ! Tu leur diras ceci : Je crains qu'Enlil ne m'ait pris en grippe ! Je ne resterai donc plus en votre cité, je ne garderai plus les pieds sur le territoire d'Enlil. Mais je descendrai en lApsû, demeurer auprès de Monseigneur Éa ! Alors, Enlil fera pleuvoir sur vous l'abondance : oiseaux à profusion et poissons par corbeilles. Il vous accor¬dera les moissons les plus riches : sur vous il fera choir, à l'aurore, des petits pains, et des averses de froment au crépuscule f'

Lorsque brilla le point du jour, tout le pays se rassem¬bla autour de moi : charpentiers avec leurs cognées ; roseleurs munis de leurs mailloches de pierre [...]. Les plus nantis apportaient le bitume ; les plus pauvres, le fourniment. Au bout de cinq jours, j'avais monté l'arma¬ture du bateau : trois mille six cents mètres carrés de superficie, soixante mètres de flancs ; son périmètre externe, carré sur soixante mètres de côté. Puis j'en éta¬blis et aménageai le cadre intérieur, le plafonnant à six reprises, pour le subdiviser en sept étages, dont je décom¬posai le volume en neuf compartiments. Je plantai en ses flancs des chevilles à l'épreuve de l'eau. Puis je pourvus aux gaffes et mis en place l'armement. Je jetai au creuset

1. On appelait Apsû la nappe souterraine d'eau douce censée coextensive à la terre, totalement recouverte et comme « toitu-rée « par elle.

 

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dix mille huit cents litres d'asphalte, ce qui donna autant de bitume. Les porte-baquets ayant transporté ces dix mille huit cents litres, déduction faite des trois mille six cents que prit le calfatage, le Nocher en mit donc sept mille deux cents en réserve. Pour les artisans, je fis abattre les boeufs nécessaires et sacrifiai, chaque jour, les mou¬tons requis. Cervoise, bière fine, huile et vin, ces ouvriers en consommèrent autant qu'eau de rivière ! On fit enfin une fête, comme pour l' Akîtu. Et moi, le jour tombé, je fis toilette. Le soir du septième jour, le bateau était achevé. Mais comme sa mise à l'eau était fort difficile, on amena, du haut en bas, des rondins de roulage, jusqu'à ce que ses flancs fussent immergés aux deux tiers.

Au lendemain, tout ce que je possédais je l'en char¬geai : tout ce que j'avais d'argent, tout ce que j'avais d'or, tout ce que j'avais d'animaux domestiques de toute sorte. J'embarquai ma famille et ma maisonnée entières, ainsi que gros et petits animaux sauvages, et tous les techniciens. Samas m'avait fixé le moment : ((Quand je ferai pleuvoir, à l'aurore des petits pains, et des averses de froment au crépuscule, introduis-toi dans le bateau et obtures-en l'écoutille !"

Et le moment fatal arriva : lorsque, dès l'aurore, il chut des petits pains, et des averses de froment au cré¬puscule, j'examinai l'aspect du temps : il était effrayant à voir ! Je m'introduisis donc dans le bateau, et j'en obturai l'écoutille : celui qui la ferma, Puzur-Amurru, un nocher, je lui fis présent de mon palais, avec ses richesses. Lorsque brilla le point du jour, monta de l'horizon une noire nuée, dans laquelle tonnait Adad, précédé de Sullat et Hanis, hérauts divins qui sillon¬naient les collines et plat pays. Nergal arracha les étais des vannes célestes et Ninurta se mit à faire déborder

 

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les barrages d'en haut, tandis que les dieux infernaux, brandissant des torches, incendiaient, de leur embrase¬ment, le pays tout entier. Adad déploya dans le ciel son silence de mort, réduisant en ténèbres tout ce qui avait été lumineux. [.. .] Personne ne voyait plus personne : du ciel, les multitudes n'étaient plus discernables parmi ces trombes d'eau. Les dieux étaient épouvantés par ce déluge : prenant la fuite, ils grimpèrent jusqu'au plus haut du ciel, où, tels des chiens, ils demeuraient pelo¬tonnés et accroupis au sol. La Déesse criait comme une parturiente. Mit-ai, à la belle voix, se lamentait disant : 'Ah ! s'il n'avait jamais existé, ce jour-là, où parmi l'Assemblée des dieux, je me suis prononcé en mauvaise part ! Comment, dans cette Assemblée, ai-je pu, de la sorte, décider un pareil carnage pour anéantir les populations ? Je n'aurai donc mis mes gens au monde que pour en remplir la mer comme de la pois-sonnaille !" Et les dieux de la haute classe de se lamen¬ter avec elle ! Tous les dieux demeuraient prostrés, en larmes, au désespoir, lèvres brûlantes, et dans l'angoisse. Six jours et sept nuits durant, bourrasques, pluies bat¬tantes, ouragans et déluge continuèrent de saccager la terre. Le septième jour arrivé, tempête, déluge et héca¬tombe cessèrent, après avoir distribué leurs coups (au hasard), comme une femme dans les douleurs. La mer se calma et s'immobilisa, ouragan et déluge s'étant interrompus ! Je regardai alentour : le silence régnait ! Tous les hommes avaient été retransformés en argile ; et la plaine liquide semblait un toit-terrasse. «

 

2. Le Déluge dans la Bible

Genèse, VII, 1-24, trad. Louis Segond.

L'Éternel dit à Noé : Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération.

Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle ; une paire des ani¬maux qui ne sont pas purs, le mâle et sa femelle ;

sept couples aussi des oiseaux du ciel, mâle et femelle, afin de conserver leur race en vie sur la face de toute la terre.

Car, encore sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de la face de la terre tous les êtres Glue j'ai faits.

Noé exécuta tout ce que l'Eternel lui avait ordonné. Noé avait six cents ans, lorsque le déluge d'eaux fut sur la terre.

Et Noé entra dans l'arche avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils, pour échapper aux eaux du déluge.

 

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D'entre les animaux purs et les animaux qui ne sont pas purs, les oiseaux et tout ce qui se meut sur la terre,

il entra dans l'arche auprès de Noé, deux à deux, un mâle et une femelle, comme Dieu l'avait ordonné à Noé.

Sept jours après, les eaux du déluge furent sur la terre.

L'an six cent de la vie de Noé, le second mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour-là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent.

La pluie tomba sur la terre quarante jours et qua¬rante nuits.

Ce même jour entrèrent dans l'arche Noé, Sem, Cham et Japhet, fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux :

eux, et tous les animaux selon leur espèce, tout le bétail selon son espèce, tous les reptiles qui rampent sur la terre selon leur espèce, tous les oiseaux selon leur espèce, tous les petits oiseaux, tout ce qui a des ailes.

Ils entrèrent dans l'arche auprès de Noé, deux à deux, de toute chair ayant souffle de vie.

Il en entra, mâle et femelle, de toute chair, comme Dieu l'avait ordonné à Noé. Puis l'Éternel ferma la porte sur lui.

Le déluge fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent l'arche, et elle s'éleva au-dessus de la terre.

Les eaux grossirent et s'accrurent beaucoup sur la terre, et l'arche flotta sur la surface des eaux.

Les eaux grossirent de plus en plus, et toutes les hautes montagnes qui sont sous le ciel entier furent couvertes.

 

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Les eaux s'élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes, qui furent couvertes.

Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes.

Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur la terre sèche, mourut.

Tous les êtres qui étaient sur la face de la terre furent exterminés, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux rep¬tiles et aux oiseaux du ciel : ils furent exterminés de la terre. Il ne resta que Noé, et ce qui était avec lui dans l'arche.

Les eaux furent grosses sur la terre pendant cent cin-quante jours.

 

3. Pyrrha et Deucalion

Ovide, Les Métamorphoses, I, 253-312,

trad. Joseph Chamonard, GF-Flammarion, 1966,

p. 48-50.

Il [Jupiter] se disposait déjà à couvrir des traits de sa foudre toute la superficie de la terre, mais il craignit de voir l'éther sacré, au contact de tous ces feux, s'enflammer, et le monde s'embraser d'un pôle à l'autre. Il se rappelle aussi que, suivant le destin, un jour doit venir où la mer, où la terre, où le ciel, demeure divine, à son tour envahi par les flammes, brûleront, où la masse du monde, édifiée avec tant d'art, s'écroulera. Il repose ses carreaux fabriqués par les mains des Cyclopes. Un châtiment tout différent lui sourit : il va consommer sous les eaux la perte du genre humain et, de tous les points du ciel, faire crever les nuages.

Aussitôt, il enferme l'Aquilon dans les antres d'Éole, et avec lui tous les vents qui mettent en déroute les nuages pris dans leurs tourbillons ; puis il lâche le Notus. Sur ses ailes humides, le Notus s'envole, son

 

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visage terrifiant couvert d'une obscurité de poix ; sa barbe est alourdie de pluie, l'eau coule de ses cheveux blancs, sur son front séjournent les brouillards, ses ailes, son sein ruissellent. Et quand, de sa main étendue, il pressa les nuages en suspens, avec fracas s'épanchent du haut de l'éther les cataractes qu'il enfermait. La messa¬gère de Junon, vêtue de couleurs chatoyantes, attire et recueille les eaux dont elle alimente les nuages. Les blés sont déversés ; sous les yeux du cultivateur éploré tous ses espoirs gisent à terre, et le labeur d'une longue année, devenu vain, est anéanti. Mais la colère de Jupi¬ter ne se borne pas aux limites du ciel, son domaine. Son frère, roi des flots azurés, vient à son aide et lui apporte le secours de ses eaux. Il convoque les fleuves. Dès qu'ils eurent pénétré dans la demeure de leur maître : « De longues exhortations sont, dit-il, en ces circonstances, inutiles. Donnez libre cours à votre vio¬lence : c'est là ce qu'on vous demande. Ouvrez vos réservoirs et, renversant vos digues, lâchez sans contrainte les rênes à vos flots. « Ses ordres donnés, ils reviennent à leur demeure et ouvrent toutes grandes les bouches de leurs sources. Leur flot déchaîné prend sa course et roule vers les mers. Le dieu, de son côté, de son trident, a frappé la terre. Elle a tremblé, et la secousse a ouvert une large route aux eaux. Libres, les fleuves s'élancent hors de leur lit à travers les plaines ouvertes, entraînant tout ensemble avec les moissons, les arbres et les bêtes, les hommes et les maisons, les sanctuaires avec leur mobilier sacré. Si quelque demeure est restée debout et a pu résister, sans être renversée, à ce cataclysme, l'onde plus haute encore en recouvre cependant le toit, et les tours englouties dispa¬raissent dans le gouffre des eaux. Entre la mer et la

 

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terre, nulle différence n'apparaissait plus : tout n'était plus qu'une plaine liquide, et cette plaine n'avait même pas de rives. L'un se réfugie sur une colline, l'autre, installé dans une barque aux flancs incurvés, se guide à la rame là où il avait labouré naguère ; celui-là navigue au-dessus de son champ de blé ou du toit de sa ferme submergée ; celui-ci prend un poisson au sommet d'un orme ; c'est dans une verte prairie, si le hasard l'a voulu, que s'enfonce l'ancre, ou bien, de leur quille les barques courbes écrasent les vignes qu'elles surnagent. Et là où naguère les maigres chèvres brou¬tèrent le gazon, maintenant les phoques informes viennent se poser. Les Néréides sous l'eau contemplent avec étonnement des parcs, des villes, des maisons. Les dauphins sont les hôtes des forêts, ils se jettent contre les branches et se heurtent aux chênes que le choc ébranle. Le loup nage au milieu des brebis. L'onde charrie des lions fauves, charrie des tigres. Sa force fou¬droyante n'est plus d'aucun secours pour le sanglier, non plus que la rapidité de sa course pour le cerf entraîné par le flot. Et, après avoir longtemps cherché une terre où pouvoir se poser, l'oiseau errant, les ailes fatiguées, tombe à la mer. Sous cet immense déborde¬ment de la plaine liquide, les hauteurs avaient disparu ; les flots insolites battaient les sommets des montagnes. Les êtres vivants, pour la plupart, sont emportés par l'onde ; ceux que l'onde a épargnés succombent à un long jeûne, faute de nourriture.

La Phocide sépare les Aoniens des champs où se dresse l'CEta ; terre féconde tant qu'elle fut une terre, mais, en ces conjonctures, simple partie de la mer, vaste plaine d'eaux soudainement assemblées. Un mont, en cet endroit, pointe ses deux sommets escarpés vers les

 

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astres ; il se nomme Parnasse, et son faîte dépasse les nuages. Lorsque Deucalion, en ce point — car l'eau avait recouvert le reste du monde —, monté sur une frêle barque, avec celle qui partageait sa couche 1, eut abordé, tous deux adressent leur hommage aux nymphes Coryciennes, aux divinités de la montagne, à Thémis, interprète du destin, qui était alors maîtresse de l'oracle. Jamais homme ne fut plus que lui vertueux, ni plus ami de la justice, jamais femme plus qu'elle pénétrée de la crainte des dieux.

Quand Jupiter vit que le monde n'était plus qu'une nappe liquide et stagnante, que, de tant de milliers d'hommes vivant naguère, il n'en restait qu'un, que de tant de milliers de femmes, il n'en restait qu'une, tous deux honnêtes, tous deux pleins de dévotion pour la divinité, il dispersa les nuages, et, le rideau de pluie écarté par l'aquilon, il rend au ciel la vue de la terre, à la terre, celle de l'éther.

 

1. Sa femme, Pyrrha, qui est aussi sa cousine germaine.

 

4. Never more

Edgar Poe, « Le Corbeau «,

trad. Charles Baudelaire.

Une fois, sur le minuit lugubre, pendant que je méditais, faible et fatigué, sur maint précieux et curieux volume d'une doctrine oubliée, pendant que je donnais de la tête, presque assoupi, soudain il se fit un tapote¬ment, comme de quelqu'un frappant doucement, frap¬pant à la porte de ma chambre. « C'est quelque visiteur — murmurai-je — qui frappe à la porte de ma chambre ; ce n'est que cela, et rien de plus. «

Ah ! distinctement je me souviens que c'était dans le glacial décembre, et chaque tison brodait à son tour le plancher du reflet de son agonie. Ardemment je désirais le matin ; en vain m'étais-je efforcé de tirer de mes livres un sursis à ma tristesse, ma tristesse pour ma Lénore perdue, pour la précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore — et qu'ici on ne nom¬mera jamais plus.

 

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Et le soyeux, triste et vague bruissement des rideaux pourprés me pénétrait, me remplissait de terreurs fan¬tastiques, inconnues pour moi jusqu'à ce jour ; si bien qu'enfin, pour apaiser le battement de mon coeur, je me dressai, répétant : « C'est quelque visiteur qui sollicite l'entrée à la porte de ma chambre, quelque visiteur attardé sollicitant l'entrée à la porte de ma chambre ;

c'est cela même, et rien de plus. «

Mon âme en ce moment se sentit plus forte. N'hési 

tant donc pas plus longtemps : « Monsieur — dis-je,

ou madame, en vérité j'implore votre pardon ; mais le fait est que je sommeillais, et vous êtes venu frapper si doucement, si faiblement vous êtes venu taper à la porte de ma chambre, qu'à peine étais-je certain de vous avoir entendu. « Et alors j'ouvris la porte toute grande — les ténèbres, et rien de plus !

Scrutant profondément ces ténèbres, je me tins long¬temps plein d'étonnement, de crainte, de doute, rêvant des rêves qu'aucun mortel n'a jamais osé rêver ; mais le silence ne fut pas troublé, et l'immobilité ne donna aucun signe, et le seul mot proféré fut un nom chu¬choté : « Lénore ! « — C'était moi qui le chuchotais, et un écho à son tour murmura ce mot : « Lénore ! «

Purement cela, et rien de plus.

Rentrant dans ma chambre, et sentant en moi toute mon âme incendiée, j'entendis bientôt un coup un peu plus fort que le premier. « Sûrement — dis-je — sûre¬ment, il y a quelque chose aux jalousies de ma fenêtre ; voyons donc ce que c'est, et explorons ce mystère. Lais¬sons mon coeur se calmer un instant, et explorons ce mystère ; — c'est le vent, et rien de plus. «

Je poussai alors le volet, et, avec un tumultueux bat-tement d'ailes, entra un majestueux corbeau digne des

 

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anciens jours. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s'arrêta pas, il n'hésita pas une minute ; mais, avec la mine d'un lord ou d'une lady, il se percha au-dessus de la porte de ma chambre ; il se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre ; — il se percha, s'installa, et rien de plus.

Alors cet oiseau d'ébène, par la gravité de son main-tien et la sévérité de sa physionomie, induisant ma triste imagination à sourire : « Bien que ta tête — lui dis-je — soit sans huppe et sans cimier, tu n'es certes pas un poltron, lugubre et ancien corbeau, voyageur parti des rivages de la nuit. Dis-moi quel est ton nom seigneurial aux rivages de la nuit plutonienne. « Le cor¬beau dit : « Jamais plus ! «

Je fus émerveillé que ce disgracieux volatile entendît si facilement la parole, bien que sa réponse n'eût pas un bien grand sens et ne me fût pas d'un grand secours ; car nous devons convenir que jamais il ne fut donné à un homme vivant de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre, un oiseau ou une bête sur un buste sculpté au-dessus de la porte de sa chambre, se nommant d'un nom tel que — Jamais plus !

Mais le corbeau, perché solitairement sur le buste placide, ne proféra que ce mot unique, comme si dans ce mot unique il répandait toute son âme. Il ne pro¬nonça rien de plus ; il ne remua pas une plume, — jus¬qu'à ce que je me prisse à murmurer faiblement : « D'autres amis se sont déjà envolés loin de moi ; vers le matin, lui aussi, il me quittera comme mes anciennes espérances déjà envolées. « L'oiseau dit alors : « Jamais plus ! «

Tressaillant au bruit de cette réponse jetée avec tant d'à-propos : « Sans doute — dis-je — ce qu'il prononce

 

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est tout son bagage de savoir, qu'il a pris chez quelque maître infortuné que le Malheur impitoyable a pour¬suivi ardemment, sans répit, jusqu'à ce que ses chan¬sons n'eussent plus qu'un seul refrain, jusqu'à ce que le De profundis de son Espérance eût pris ce mélancolique refrain : « Jamais, jamais plus ! «

Mais, le corbeau induisant encore toute ma triste âme à sourire, je roulai tout de suite un siège à coussins en face de l'oiseau et du buste et de la porte ; alors, m'enfonçant dans le velours, je m'appliquai à enchaîner les idées aux idées, cherchant ce que cet augural oiseau des anciens jours, ce que ce triste, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau des anciens jours voulait faire entendre en croassant son — Jamais plus !

Je me tenais ainsi, rêvant, conjecturant, mais n'adres¬sant plus une syllabe à l'oiseau, dont les yeux ardents me brûlaient maintenant jusqu'au fond du coeur ; je cherchai à deviner cela, et plus encore, ma tête reposant à l'aise sur le velours du coussin que caressait la lumière de la lampe, ce velours violet caressé par la lumière de la lampe que sa tête, à Elle, ne pressera plus — ah ! jamais plus !

Alors il me sembla que l'air s'épaississait, parfumé par un encensoir invisible que balançaient des séraphins dont les pas frôlaient le tapis de la chambre. « Infor¬tuné ! — m'écriai-je — ton Dieu t'a donné par ses anges, il t'a envoyé du répit, du répit et du népenthès dans tes ressouvenirs de Lénore ! Bois, oh ! bois ce bon népenthès, et oublie cette Lénore perdue ! « Le corbeau dit : « Jamais plus ! «

« Prophète ! — dis-je — être de malheur ! oiseau ou démon, mais toujours prophète ! que tu sois un envoyé du Tentateur, ou que la tempête t'ait simplement

 

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échoué, naufragé, mais encore intrépide, sur cette terre déserte, ensorcelée, dans ce logis par l'Horreur hanté, — dis-moi sincèrement, je t'en supplie, existe-t-il, existe-t-il ici un baume de Judée ? Dis, dis, je t'en supplie ! « Le corbeau dit : « Jamais plus ! «

« Prophète ! — dis-je — être de malheur ! oiseau ou démon ! toujours prophète ! par ce ciel tendu sur nos têtes, par ce Dieu que tous deux nous adorons, dis à cette âme chargée de douleur si, dans le Paradis lointain, elle pourra embrasser une fille sainte que les anges nomment Lénore, embrasser une précieuse et rayonnante fille que les anges nomment Lénore. « Le corbeau dit : « Jamais plus ! «

« Que cette parole soit le signal de notre séparation, oiseau ou démon ! — hurlai-je en me redressant. — Rentre dans la tempête, retourne au rivage de la nuit plutonienne ; ne laisse pas ici une seule plume noire comme souvenir du mensonge que ton âme a proféré ; laisse ma solitude inviolée ; quitte ce buste au-dessus de ma porte ; arrache ton bec de mon coeur et précipite ton spectre loin de ma porte ! « Le corbeau dit : « Jamais plus ! «

Et le corbeau, immuable, est toujours installé, tou-jours installé sur le buste pâle de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre ; et ses yeux ont toute la semblance des yeux d'un démon qui rêve ; et la lumière de la lampe, en ruisselant sur lui, projette son ombre sur le plancher ; et mon âme, hors du cercle de cette ombre qui gît flottante sur le plancher, ne pourra plus s'élever — jamais plus !

 

BIBLIOGRAPHIE

Jean BOTTÉRO, L'Épopée de Gilgamesh, Gallimard, « L'aube des peuples «, 1992.

Roger-Pol DROIT, Le Silence du Bouddha, Hermann, 2010.

Luc FERRY, La Révolution de l'amour. Pour une spiritua¬lité laïque, Plon, 2010.

Frédéric LENOIR, La Rencontre du bouddhisme et de l'Occident, Fayard, 1999.

Sogyal RINPOCHÉ, Le Livre tibétain de la vie et de la mort, La Table ronde, « Les chemins de la sagesse «, 1993.

philosophie

« 1.

Le déluge dans L'Épopée de Gilgamesh L'Épopée de Gilgamesh, tablette XI, 8-134, trad.

Jean Bottéro, © Éditions Gallimard, (( eaube des peuples», 1992, p.

183-192.

Utanapishti s'adressa donc à lui, Gilgamesh : « Gilga­ mesh, je vais te révéler un mystère, te confier un secret des dieux! Tu connais la ville de Surupak, sise au bord de !'Euphrate, vieille cité hantée par les dieux.

C'est là que l'envie prit aux plus grands dieux de provoquer le déluge.

Les instigateurs en étaient Anu, leur père ; Enlil­ le-preux, leur souverain; leur Préfet, Ninurta, et Ennugi leur Contremaître.

Mais, bien qu'ayant juré le secret avec eux, Éa-le-Prince répéta leur propos à ma palissade : "Palissade ! Ô palissade ! Paroi ! Paroi ! Écoute, palis­ sade ! Rappelle-toi ceci, paroi : Ô roi de Surupak, fils de Ubar-Tutu, démolis ta maison pour te faire un bateau! Renonce à tes richesses pour te sauver la vie ! Détourne­ toi de tes biens pour te garder sain et sauf! Mais embarque avec toi des spécimens de tous les animaux ! Le bateau que tu dois fabriquer sera une construction. »

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