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EXTRAITS STOÏCISME ANTHOLOGIE PHILOSOPHIQUE

Publié le 17/06/2015

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EXTRAITS

1. L'ordonnancement  parfait de l'univers

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, VI, )00(vi-xL,

trad. Mario Meunier, GF-Flammarion, 1992,

p. 93-94.

L'Asie, l'Europe, coins du monde ; tout océan, une goutte d'eau dans le monde : l'Athos, une motte du monde ; le temps présent tout entier, un point de la durée. Tout est petit, inconsistant, en évanescence !

Tout provient de là-haut, directement mû par ce commun principe directeur, ou indirectement, par voie de conséquence. Ainsi donc, même la gueule du lion, même le poisson, et enfin tout ce qu'il y a de nocif, comme l'épine, comme la fange, sont des conséquences de tout ce qu'il y a là-haut de vénérable et de beau. Ne t'imagine donc pas que tout cela soit étranger au principe que tu révères ; mais réfléchis à la source d'où procèdent les choses.

Qui a vu ce qui est dans le présent a tout vu, et tout ce qui a été de toute éternité et tout ce qui sera dans l'infini du temps ; car tout est semblable et de même aspect.

Réfléchis souvent à la liaison de toutes choses dans le monde et à la relation des unes avec les autres. En un cer­tain sens, elles sont toutes tressées les unes avec les autres, et toutes, par suite, sont amies les unes avec les autres.

Lune, en effet, s'enchaîne à l'autre, à cause du mouvement ordonné, du souffle commun et de l'unité de la substance.

Accommode-toi aux choses que t'assigna le sort ; et les hommes, que le destin te donna pour compagnons, aime-les, mais du fond du coeur.

Un instrument, un outil, un ustensile quelconque, s'il se prête à l'usage pour lequel il a été fabriqué, est de bon emploi et cela bien que le fabricateur soit alors absent. Mais, s'il s'agit de choses qu'assembla la nature, la force qui les a fabriquées est en eux et y demeure. Voilà pour­quoi il faut l'en révérer davantage et penser que, si tu te conduis et si tu te diriges selon son bon vouloir, tout en toi sera selon l'intelligence. Il en est de même pour le Tout, tout ce qu'il fait est conforme à l'intelligence.

2. Le déterminisme

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, xilii-xLvi, ibid., p. 67-68.

Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé de toutes choses. Aussitôt, en effet, qu'une chose est en vue, elle est entraînée ; une autre est-elle apportée, celle-là aussi va être emportée.

Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou afflige les sots.

Tout ce qui vient à la suite est toujours de la famille de ce qui vient avant ; car, en effet, il n'en est pas ici comme d'une série de nombres ayant séparément et respective­ment leur contenu nécessaire, mais c'est une continuité logique. Et, de même que sont coharmonieusement

ordonnées les choses qui sont, les choses qui naissent manifestent, non une simple succession, mais un admi­rable apparentement.

Constamment se souvenir de cette pensée d'Héraclite : « La mort de la terre est de devenir eau, la mort de l'eau est de devenir air, et la mort de l'air, de se changer en feu, et inversement. «

Se souvenir aussi « de l'homme qui oublie où le chemin conduit «. Et de ceci encore : « Que les hommes, dans le commerce qu'ils entretiennent continuellement avec la raison qui gouverne le Tout, ne s'accordent pas toujours avec elle, et qu'ils regardent comme étrangers les événements qui chaque jour leur arrivent. « Et, en outre, qu'« il ne faut ni agir ni parler comme en dormant «, car il nous semble alors que nous agissons aussi et que nous parlons, « ni comme des fils de menuisiers «, c'est-à-dire par routine et comme nous l'avons appris.

3. Les « superstitions « des stoïciens

Épictète, Manuel, XXXII, trad. Emmanuel Cattin, GF-Flammarion, 1997, p. 79-80.

Quand tu te tournes vers la divination, rappelle-toi : tu ne sais pas ce qui adviendra, mais tu es là pour l'apprendre du devin, cependant tu sais en arrivant de quelle nature est l'événement, si du moins tu es philosophe. Si en effet il est du nombre des choses qui sont hors de notre portée, de toute nécessité il ne s'agit ni d'un bien ni d'un mal. N'emporte donc chez le devin ni désir ni aversion, et n'approche pas de lui en tremblant, mais avec la pensée dis­tincte que tout ce qui adviendra est indifférent et n'est rien pour toi, quelle qu'en soit la nature il sera en ton pouvoir

d'en user de belle façon — et cela, personne ne t'en empê­chera. Avec confiance, ainsi, rends-toi auprès des dieux comme auprès de conseillers ; et pour le reste, lorsque le conseil t'a été donné, rappelle-toi quels conseillers tu as pris avec toi, et lesquels tu refuseras d'entendre si tu désobéis. Va consulter l'oracle, comme Socrate le jugeait convenable, dans les cas où tout le doute a rapport à l'issue, et où ni la raison ni aucune autre méthode n'offre de ressources pour embrasser d'un regard ce que l'on se propose ; en sorte que, lorsqu'il s'agira d'encourir un danger avec un ami ou pour la patrie, ne consulte pas l'oracle pour savoir s'il faut l'encourir. Et en effet : si le devin t'avertit que les augures sont mauvais, il est clair que cela veut dire la mort, ou la perte de quelque membre du corps, ou l'exil ; mais la raison choisit, même avec ces conséquences, d'aider l'ami et d'encourir le danger pour la patrie. Ainsi, sois attentif au plus grand des devins, au Pythien, qui chassa hors du sanc­tuaire celui qui n'avait pas porté secours à l'ami qu'on assassinait.

4. Les choses qui dépendent de nous et celles qui n'en dépendent pas

Épictète, Manuel, I-II, ibid., p. 63-65.

Partage des choses : ce qui est à notre portée, ce qui est hors de notre portée. À notre portée le jugement, l'impul­sion, le désir, l'aversion : en un mot, tout ce qui est notre oeuvre propre ; hors de notre portée le corps, l'avoir, la réputation, le pouvoir : en un mot, tout ce qui n'est pas notre oeuvre propre. Et si ce qui est à notre portée est par nature libre, sans empêchement, sans entrave, ce qui est hors de notre portée est inversement faible, esclave,

empêché, étranger. Donc, rappelle-toi : si tu estimes libre ce qui par nature est esclave, et propre ce qui est étranger, tu seras entravé, tu prendras le deuil, le trouble t'envahira, tu feras des reproches aux dieux comme aux hommes, mais si tu estimes tien cela seul qui est tien, étranger, comme il l'est en effet, ce qui est étranger, personne, jamais, ne te contraindra, personne ne t'empêchera, à personne tu ne feras de reproche, tu n'accuseras personne, jamais, non, jamais tu n'agiras contre ton gré, d'ennemi, tu n'en auras pas, personne ne te nuira, car rien de nuisible non plus ne t'affectera. Donc, toi qui as de si hautes visées, rappelle-toi : il ne faut pas modérer ton mouvement pour les atteindre, mais complètement laisser aller certaines choses, et pour l'heure en ajourner d'autres. Mais si avec ces biens tu veux encore et le pouvoir et la richesse, d'abord tu n'obtiendras peut-être pas même ceux-ci, parce que tu vises aussi ceux-là, et de toute façon il est sûr que tu manqueras les biens qui seuls donnent liberté et bonheur. Donc, applique-toi à dire immédiatement à l'adresse de toute représentation pénible : « Tu es représentation, et non pas tout à fait le représenté. « Puis examine-la, et mets-la à l'épreuve des règles que tu détiens, surtout la première d'entre elles : concerne-t-elle ce qui est à notre portée ou ce qui est hors de notre portée ? Et si jamais elle concerne l'une des choses qui sont hors de notre portée, que la réponse soit à portée de main : « Ce n'est rien pour moi. «

Rappelle-toi que la promesse du désir est d'atteindre l'objet du désir, la promesse de l'aversion, de ne pas rencon­trer l'objet d'aversion, et que celui qui dans le désir manque l'atteinte n'est pas heureux, celui qui dans l'aversion fait la mauvaise rencontre est malheureux. Si donc tu as en aversion cela seul, entre les choses qui sont à ta portée, qui va contre la nature, tu ne rencontreras rien de ce que tu as en aversion ; inversement si tu as en aversion mala­die, mort ou pauvreté, tu seras malheureux. Ôte donc l'aversion de toutes les choses qui sont hors de notre

portée, et retourne-la, parmi les choses qui sont à notre portée, vers ce qui va contre la nature. Quant au désir, pour l'heure supprime-le complètement ; si en effet tu désires l'une des choses qui sont hors de notre portée, il faut nécessairement que tu ne sois pas heureux, mais parmi celles qui sont à notre portée, toutes choses qu'il serait beau de désirer, aucune n'est présente encore. Fais usage des seules impulsion et répulsion, légèrement pour­tant, avec réserve et sans contrainte.

5. Les idées et les jugements seuls dépendent de nous

Épictète, Entretiens, I, I, trad. Victor Courdaveaux, Didier, 1862, p. 3-4.

[...] La faculté qui se juge elle-même et juge tout le reste, [...] la faculté rationnelle, [...] est la seule qui nous ait été donnée pouvant se rendre compte d'elle-même, de sa nature, de sa puissance, de sa valeur quand elle est venue en nous, ainsi que de tous les autres modes d'exer­cice de l'esprit. Qu'est-ce qui nous dit en effet que l'or est beau, puisqu'il ne le dit pas lui-même ? évidemment c'est la faculté chargée de tirer parti des idées. Quelle autre juge la musique, la grammaire et toutes les autres branches de savoir, en apprécie l'emploi et indique le moment d'en faire usage ? nulle autre qu'elle.

Les dieux donc, ainsi qu'il convenait, n'ont mis en notre pouvoir que ce qu'il y a de meilleur et de plus excellent dans le monde, le bon usage des idées. Le reste, ils ne l'ont pas mis en notre pouvoir. Est-ce donc qu'ils ne l'ont pas voulu ? moi je crois que, s'ils l'avaient pu, ils nous auraient également faits maîtres du reste. Mais ils

ne le pouvaient absolument pas. Car, vivant sur la terre, et enchaînés à un tel corps et à de tels compagnons, comment aurions-nous pu ne pas être entravés pour ce reste par les objets du dehors ?

Que dit Jupiter ? « Épictète, si je l'avais pu, j'aurais encore fait libres et indépendants ton petit corps et ta petite fortune. Mais, ne l'oublie pas, ce corps n'est pas à toi ; ce n'est que de la boue artistement arrangée. Comme je n'ai pu l'affranchir, je t'ai donné une partie de nous-même, la faculté de te porter vers les choses ou de les repousser, de les désirer ou de les éviter, en un mot, de savoir user des idées. Si tu la cultives, si tu vois en elle seule tout ce qui est à toi, jamais tu ne seras empêché ni entravé ; jamais tu ne pleureras ; jamais tu n'accuseras ni ne flatteras personne. «

6. « Les destins conduisent ceux qui les acceptent et traînent ceux qui les refusent «

Sénèque, Lettres à Lucilius, CVII, trad. Joseph Baillard et divers collaborateurs, in Œuvres de Sénèque, le philosophe, Garnier frères, t. II, 1860, p. 131-134.

Où est cette prudence qui vous distinguait, cette saga­cité qui appréciait si bien les événements ; où est votre grandeur de courage ? Une bagatelle vous désole ? Vos esclaves ont profité de vos nombreuses occupations pour s'échapper. Prenez que c'étaient de faux amis (et en vérité laissons-leur ce nom d'amis que leur donne Épicure) ; consentez à voir vos foyers purgés de leur présence ; passez-vous de gens qui absorbaient tous vos soins et vous rendaient souvent de mauvaise humeur.

Rien en cela d'étrange, rien d'inattendu. S'en émou­voir est aussi ridicule que de se plaindre d'être mouillé ou crotté en pleine rue. On doit compter dans la vie, sur les mêmes accidents qu'aux bains publics, dans une foule, sur une grande route : il y en aura de prémédités, il y en aura de fortuits. Ce n'est pas une affaire de plaisir que la vie. Engagé dans une longue carrière, il faut que l'homme trébuche, chancelle, tombe, qu'il s'épuise enfin, et s'écrie : « Ô mort ! «, c'est-à-dire qu'il mente. Ici vous laisserez en chemin l'un de vos compagnons, là vous enterrerez l'autre, un troisième menacera vos jours. Voilà au milieu de quels encombres il faut parcourir cette route hérissée d'écueils. — Un ami vouloir ma mort ! — Préparez votre âme à tout cela. Vous êtes venu, sachez-le bien, là où éclate la foudre ; vous êtes venu sur des bords

Où les Chagrins et les Remords vengeurs ont fixé leur demeure, où habitent les pâles Maladies et la triste Vieillesse.

Voilà la société dans laquelle il faut passer sa vie. Éviter tant d'ennemis est impossible ; mais on peut les braver, et on les brave, quand on y a songé souvent et tout prévu d'avance. On affronte plus hardiment le péril contre lequel on s'est longtemps préparé ; les plus dures atteintes, dès qu'on s'y attend, s'amortissent, comme les plus légères effrayent, si elles sont imprévues. Tâchons que rien ne soit inopiné pour nous ; et comme tout mal dans sa nouveauté pèse davantage, nous devrons à une méditation continuelle de n'être neufs pour aucun.

Mes esclaves m'ont abandonné ! — D'autres ont pillé leur maître, l'ont calomnié, massacré, trahi, foulé aux pieds, empoisonné, attaqué devant la justice, poursuivi criminellement. Tout ce que vous diriez de plus affreux est arrivé mille fois. Mais en outre, quelle multitude et quelle variété de traits nous menacent ! Les uns déjà nous ont percés ; on brandit les autres : en ce moment même

ils arrivent ; beaucoup qui vont frapper autrui nous effleurent. Ne soyons surpris d'aucune des épreuves pour lesquelles nous sommes nés : nul n'a droit de s'en plaindre, elles sont communes à tous. Je dis à tous, car celui même qui y échappe pouvait les subir ; or, la loi juste est celle non point qui a son effet sur tous, mais qui est faite pour tous. Imposons à notre âme la résigna­tion, et payons de bonne grâce les tributs de notre morta­lité. L'hiver amène les frimas, endurons son âpreté ; l'été revient avec ses chaleurs, supportons-en le poids ; une température malsaine dérange notre santé, sachons être malades. Nous essuierons l'attaque d'une bête sauvage, ou de l'homme plus féroce que les bêtes sauvages ; l'onde ravira telle portion de nos biens ; la flamme, telle autre. C'est la constitution même des choses : la changer n'est point donné à l'homme ; mais il lui est donné de s'élever à cette hauteur d'âme, si digne de la vertu, qui souffre avec courage les coups du hasard, et qui veut ce que veut la nature. Or, la nature, vous le voyez, gouverne ce monde par le changement. Aux nuages succède la séré­nité ; les mers se soulèvent après le calme ; les vents souf­flent alternativement ; le jour remplace la nuit ; une partie du ciel s'élève sur nos têtes, quand l'autre plonge sous nos pieds : c'est par les contraires que tout subsiste et se perpétue. C'est sur cette loi qu'il faut nous régler : suivons-la, obéissons-lui : quoi qu'il arrive, pensons que cela devait arriver, et renonçons à quereller la nature.

Le mieux est de souffrir, quand le remède est impos­sible, et d'entrer sans murmure dans les intentions du divin auteur de tout événement. Celui-là est mauvais soldat, qui suit son général à contre-coeur. Recevons donc avec dévouement et avec joie les ordres qu'il nous intime ; ne troublons point, lâches déserteurs, la marche de cette belle création où tout ce que nous souffrons est partie nécessaire. Disons à Jupiter qui tient le gouvernail et qui dirige le grand tout, ce que lui dit le stoïcien

Cléanthe en vers éloquents que l'exemple de l'éloquent Cicéron me permet de traduire. S'ils vous plaisent, vous m'en saurez gré ; sinon, songez à Cicéron, dont je n'ai fait que suivre l'exemple.

Guide-moi, mon père, ô toi qui régis le ciel élevé ; j'obéis sans délai : je suis prêt. Si tes ordres contrarient mes désirs, je te suivrai en gémissant ; méchant, je dois au moins souffrir ce que l'homme de bien a pu souffrir. Les destins conduisent celui qui se soumet à leurs arrêts ; ils entraînent celui qui résiste.

Que tels soient et notre vie et notre langage ! que le destin nous trouve prêts et déterminés ! Une âme grande s'abandonne à Dieu : au contraire, les esprits faibles et pusillanimes veulent lutter, ils calomnient l'ordre de l'univers, et prétendent réformer la Providence plutôt qu'eux-mêmes.

7. Hipparchia et Cratès font l'amour au grand jour

Diogène Lerce, Vie, doctrines et sentences

des philosophes illustres, VI, trad. Robert Genaille,

GF-Flammarion, t. II, 1933, p. 44.

Les discours de ces philosophes convertirent encore la soeur de Métroclès, Hipparchia. Comme lui, elle était de Maronée. Elle s'éprit si passionnément de la doctrine et du genre de vie de Cratès qu'aucun prétendant, fût-il riche, noble ou bien fait, ne put la détourner de lui. Elle alla jus­qu'à menacer ses parents de se tuer si elle n'avait pas son Cratès. Cratès fut invité par eux à la détourner de son projet : il fit tout ce qu'il put pour cela, mais finalement,

n'arrivant pas à la persuader, il se leva, se dépouilla devant elle de ses vêtements, et lui dit : « Voilà votre mari, voilà ce qu'il possède, décidez-vous, car vous ne serez pas ma femme si vous ne partagez mon genre de vie. « La jeune fille le choisit, prit le même vêtement que lui, le suivit par­tout, fit l'amour avec lui au grand jour, et alla avec lui aux repas. Un jour où elle vint à un repas chez Lysimaque, elle confondit Théodore, surnommé l'Impie, par le raisonne­ment suivant : « Ce que Théodore ferait sans y voir une injustice, Hipparchia peut aussi le faire sans injustice. Or Théodore peut se frapper sans dommage, donc Hippar-chia, en frappant Théodore, ne lui fait aucun dommage. « L'autre ne répondit rien, mais lui souleva son vêtement. Mais Hipparchia n'en fut ni frappée, ni effrayée, bien que femme. Et comme il lui disait : « Qui donc a laissé sa navette sur le métier ? « elle lui répondit : « C'est moi, Thé­odore, mais ce faisant, crois-tu donc que j'ai mal fait, si j'ai employé à l'étude tout le temps que, de par mon sexe, il me fallait perdre au rouet ? «

On raconte encore bien d'autres bons mots de cette femme philosophe.

8. Ne pas craindre la mort

Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IV, XLVII-L, op. cit., p. 68-70.

Si l'un des Dieux te disait : « Tu mourras demain ou, en tout cas, après-demain «, tu n'attacherais plus une grande importance à ce que ce soit dans deux jours plutôt que demain, à moins d'être le dernier des rustres, car qu'est-ce que ce délai ? De même, ne crois pas que mourir dans beaucoup d'années plutôt que demain soit de grande importance.

Considère sans cesse combien de médecins sont morts, après avoir tant de fois froncé les sourcils sur les malades ; combien d'astrologues, après avoir prédit, comme un grand événement, la mort d'autres hommes ; combien de philosophes, après s'être obstinés à discourir indéfiniment sur la mort et l'immortalité ; combien de chefs, après avoir fait périr tant de gens ; combien de tyrans, après avoir usé avec une cruelle arrogance, comme s'ils eussent été immortels, de leur pouvoir de vie et de mort ; com­bien de villes, pour ainsi dire, sont mortes tout entières : Hélice, Pompéi, Herculanum, et d'autres innombrables ! Ajoutes-y aussi tous ceux que tu as vus toi-même mourir l'un après l'autre. Celui-ci rendit les derniers devoirs à cet autre, puis fut lui-même exposé par un autre, qui le fut à son tour, et tout cela en peu de temps ! En un mot, toujours considérer les choses humaines comme éphé­mères et sans valeur : hier, un peu de glaire ; demain, momie ou cendre. En conséquence, passer cet infime moment de la durée conformément à la nature, finir avec sérénité, comme une olive qui, parvenue à maturité, tom­berait en bénissant la terre qui l'a portée, et en rendant grâces à l'arbre qui l'a produite.

Ressembler au promontoire contre lequel incessam­ment se brisent les flots. Lui, reste debout et, autour de lui, viennent s'assoupir les gonflements de l'onde.

« Malheureux que je suis, parce que telle chose m'est arrivée ! « Mais non, au contraire : « Bienheureux que je suis, puisque telle chose m'étant arrivée, je persiste à être exempt de chagrin, sans être brisé par le présent, ni effrayé par ce qui doit venir. « Chose pareille, en effet, aurait pu survenir à n'importe qui ; mais n'importe qui n'aurait point su persister de ce fait à être exempt de chagrin. Pourquoi donc cet accident serait-il un malheur, plutôt que cet autre bonheur ? Appelles-tu, somme toute, revers pour un homme, ce qui n'est pas un revers pour la nature de l'homme ? Et cela te paraît-il être un revers

pour la nature de l'homme, ce qui n'est pas contraire à l'intention de sa nature ? Eh quoi ! cette intention, tu la connais. Cet accident t'empêche-t-il d'être juste, magna­nime, sage, circonspect, pondéré, véridique, réservé, libre, etc., toutes vertus dont la réunion fait que la nature de l'homme recueille les biens qui lui sont propres ? Sou­viens-toi d'ailleurs, en tout événement qui te porte au chagrin, d'user de ce principe : ceci n'est pas un revers, mais c'est un bonheur que de noblement le supporter.

Secours vulgaire, mais tout de même efficace, pour atteindre au mépris de la mort, que de se rappeler ceux qui ont voulu s'attacher opiniâtrement à la vie. Qu'ont-ils de plus que ceux qui sont morts avant l'heure ? De toute façon, ils gisent enfin quelque part, Cadicianus, Fabius, Julianus, Lépidus, et tous leurs pareils, qui, après avoir conduit bien des gens au tombeau, ont fini par y être conduits. En somme, l'intervalle est petit, et à travers quelles épreuves, avec quels compagnons et dans quel corps faut-il le passer ! Ne t'en fais donc pas un souci. Regarde derrière toi l'infinité de la durée ; et, devant toi, un autre infini. Dans cette immensité, en quoi différent celui qui a vécu trois jours et celui qui a duré trois fois l'âge du Gérénien 1 ?

9. Accepter le destin

Épictète, Entretiens, II, v, op. cit., p. 123-124.

[...] Ne dis jamais des choses extérieures qu'elles sont bonnes ou mauvaises, utiles ou nuisibles, ni quoi que ce soit en ce genre.

1. Ce Gérénien, qui vécut trois âges d'homme, est Nestor. Voir Homère, Iliade, I, 262.

Quoi donc ! devons-nous y mettre de la négligence ? Non pas, car d'autre part la négligence est un mal pour notre faculté de juger et de vouloir ; et par conséquent elle est contraire à la nature ; mais il faut tout à la fois y mettre du soin, parce que notre conduite n'est pas indif­férente, et garder notre calme avec notre paisible assiette, parce que l'objet dont nous nous occupons est indiffé­rent. Dans tout ce qui m'importe, on ne peut ni m'entra­ver ni me contraindre ; partout où l'on peut m'entraver et me contraindre, il n'y a rien dont l'obtention dépende de moi, rien qui soit un bien ou un mal ; ma conduite seule dans ce cas est un bien ou un mal ; mais aussi elle dépend de moi. Il est difficile de réunir et d'associer ces deux choses, les soins de l'homme qui s'intéresse aux objets, et le calme de celui qui n'en fait aucun cas ; pour­tant cela n'est pas impossible ; autrement, il ne serait pas possible d'être heureux. Ainsi agissons-nous dans un voyage sur mer. Qu'est-ce que nous y pouvons ? Choisir le pilote, les matelots, le jour, le moment. Une tempête survient après cela. Que m'importe ! J'ai fait tout ce qu'on pouvait me demander. Ce qui reste est l'affaire d'un autre, l'affaire du pilote. Mais le navire sombre ! Que puis-je y faire ? Je me borne à faire ce que je puis : je me noie sans trembler, sans crier, sans accuser Dieu, parce que je sais que tout ce qui est né doit périr. Je ne suis pas l'éternité ; je suis un homme, une partie du grand tout, comme l'heure est une partie du jour ; il faut que je vienne, comme vient l'heure, et que je passe comme elle passe. Que m'importe alors de quelle façon je passerai ! Que ce soit par l'eau ou par la fièvre ! Il faut bien en effet que ce soit par quelque chose de ce genre.

10. La philosophie stoïcienne contre l'espérance Épictète, Entretiens, I, xv, ibid., p. 53-54.

Quelqu'un le consultait sur les moyens de persuader à son frère de ne plus vivre mal avec lui. La philosophie ne s'engage pas, lui dit-il, à procurer à l'homme quoi que ce soit d'extérieur ; autrement, elle s'occuperait de choses étrangères à ce qui est sa matière particulière. Le bois est la matière du charpentier ; l'airain est la matière du fon­deur de statue ; l'art de vivre, à son tour, a pour matière dans chaque homme la vie de cet homme même. Que dire donc de la vie de ton frère ? Qu'elle relève de son savoir-faire à lui ; mais que, par rapport au tien, elle est au nombre des choses extérieures, ainsi que l'est un champ, ainsi que l'est la santé, ainsi que l'est la gloire. Or, sur toutes ces choses la philosophie ne s'engage à rien. « Dans toutes les circonstances, dit-elle, je maintien­drai la partie maîtresse en conformité avec la nature. « —Mais la partie maîtresse de qui ? — De l'être dans lequel je suis. — Comment donc faire pour que mon frère ne soit plus irrité contre moi ? — Amène-le-moi, et je lui parlerai ; mais je n'ai rien à te dire, à toi, au sujet de sa colère.

Celui qui le consultait ajouta : « Je te demande encore comment je pourrai me conformer à la nature, au cas où mon frère ne se réconcilierait pas avec moi. « Il lui répon­dit : « Aucune chose considérable ne se produit en un instant, pas plus que le raisin et les figues. Si tu me disais maintenant : je veux une figue, je te dirais : il faut du temps ; laisse l'arbre fleurir, puis les fruits y venir et mûrir. « Et, lorsque le fruit du figuier n'arrive pas à sa perfection d'un seul coup et en un instant, tu voudrais cueillir si facilement et si vite les fruits de la sagesse humaine ! Je te dirai : ne l'espère pas.

11. Ne s'attacher ni aux êtres ni aux choses Épictète, Manuel, III-IV, op. cit., p. 65-66.

Pour chacune des choses qui réjouissent l'âme, ou qui rendent service, ou que tu aimes, rappelle-toi : dire de quelle sorte elle est, en commençant par les infimes ; si tu aimes un vase d'argile, dire : « J'aime un vase d'argile. « Vient-il en effet à se briser, tu n'en seras pas troublé ; si tu embrasses ton enfant ou ta femme, te dire que tu embrasses un être humain ; vient-il en effet à mourir, tu n'en seras pas troublé.

Quand tu dois t'adonner à une oeuvre quelle qu'elle soit, ressouviens-toi de quelle sorte est cette oeuvre. Si tu sors prendre un bain, représente-toi ce qui arrive au bain, les baigneurs s'éclaboussant, se heurtant, s'injuriant, les voleurs. Et ainsi tu t'adonneras plus sûrement à cette oeuvre, si tu dis immédiatement : « Je veux me baigner, et garder ma volonté dans une disposition accordée à la nature. « Et de même pour chaque oeuvre. Ainsi en effet, s'il arrive quelque chose qui t'empêche de te baigner, tu auras la réponse à portée de main : « Mais ce que je voulais, ce n'était pas seulement cela, mais aussi garder ma volonté dans une disposition accordée à la nature ; or je ne la garderai pas dans cette disposition, si je m'emporte contre les événements. «

12. Stoïciens contre épicuriens Épictète, Entretiens, II, XX, op. cit., p. 192-197.

[...] Épicure, quand il veut nous retirer notre mutuel instinct de sociabilité, cède à cet instinct même qu'il nous

retire. Que dit-il en effet ? « Hommes, ne vous laissez point tromper, ne vous laissez pas détourner de la vérité, ne vous égarez pas : il n'existe pas chez les êtres raison­nables un mutuel instinct de sociabilité ; croyez-moi bien. Ceux qui vous disent le contraire vous trompent et vous abusent. « Eh ! que t'importe ! laisse les autres se tromper. T'en trouveras-tu plus mal, quand nous croi­rons tous que la société est naturelle entre nous, et qu'il faut la maintenir à tout prix ? Au contraire, tu t'en trou­veras bien mieux et bien plus en sûreté. Homme, pour­quoi t'inquiéter de nous ? Pourquoi veiller à cause de nous ? Pourquoi allumer ta lampe ? Pourquoi te lever si matin ? Pourquoi écrire de si gros livres, afin qu'aucun de nous ne se trompe en pensant que les dieux s'occupent des hommes, ou ne croie qu'il y a d'autre bien réel que le plaisir ? Car, si les choses sont comme tu le dis, va-t'en dormir, mène la vie d'un ver, celle que tu te crois fait pour vivre, mange, bois, fais l'amour, va à la selle et ronfle. Que t'importe ce que les autres croiront sur les points dont tu parles ? Que t'importe qu'ils se trompent ou non ? Qu'as-tu à faire de nous ? Occupe-toi des brebis, parce qu'elles se laissent tondre, traire, et enfin égorger. Ne serait-il pas à désirer pour toi que les hommes pussent être séduits et ensorcelés par les stoï­ciens au point de s'endormir, et de se laisser tondre et traire par toi et par tes semblables ? Qu'as-tu besoin de dire à tes disciples ce que tu leur dis, au lieu de le leur cacher ? Ne devrais-tu pas bien plutôt leur persuader avant tout que nous sommes nés pour la société, et qu'il est bon d'être modéré, pour qu'on te gardât tout ? Ou bien serait-ce qu'il y a des gens avec lesquels il faut main­tenir la société, et d'autres avec lesquels il ne le faut pas ? Quels sont donc ceux avec lesquels il faut la maintenir ? Ceux qui tendent à la maintenir de leur côté ou ceux qui lui font violence ? Et qu'est-ce qui lui fait plus violence que vous, avec de pareilles doctrines ?

Qu'était-ce donc qui arrachait Épicure au sommeil et le forçait à écrire ce qu'il écrivait ? Qu'était-ce, si ce n'est ce qu'il y a de plus fort dans l'homme, la nature, qui le tirait du côté où elle voulait, malgré sa résistance et ses soupirs ? « nomme ne te paraît pas fait pour la société ! Eh bien ! écris-le, et transmets-le aux autres ; veille à cet effet, et donne toi-même par tes actes un démenti à tes théories !... « Et, après cela, nous dirons qu'Oreste était poursuivi par des Furies qui l'arrachaient à son sommeil, et nous ne dirons pas que des Furies et des divinités ven­geresses, autrement terribles, réveillaient Épicure, quand il dormait, ne lui permettaient pas de reposer et le for­çaient à révéler lui-même ses misères, comme la colère et l'ivresse font pour les Gaulois ! Voilà la force invincible de la nature humaine. Est-ce que la vigne peut croître selon les lois, non de la vigne, mais de l'olivier ? Et l'oli­vier, suivant les lois, non de l'olivier, mais de la vigne ? Cela ne peut ni se faire ni se concevoir. De même l'homme non plus ne peut jamais cesser de vivre de la vie de l'homme ; ceux mêmes auxquels on enlève leur virilité, on ne peut leur enlever les désirs virils. De cette façon, Épicure a pu nous enlever tout ce qui est viril en nous, tout ce qui est du maître de maison, du citoyen et de l'ami, mais il ne nous a pas enlevé les penchants de l'humanité, parce qu'il ne le pouvait pas ; pas plus que les malheureux académiciens ne peuvent se débarrasser de leurs sens ou les rendre impuissants, quoiqu'ils en aient la meilleure envie du monde.

Quelle misère ! Voici un homme qui a reçu de la nature des mesures et des règles pour juger de la vérité, et il ne travaille pas à les compléter et à les enrichir de ce qui leur manque ! Bien loin de là, s'il y a quelque autre chose encore qui puisse aider à découvrir la vérité, il s'efforce de le supprimer et de le détruire ! « Dis-nous, philosophe, que te semble-t-il de la piété et de la sain­teté ? — Si tu le veux, je t'établirai qu'elles sont un bien.

— Oui ; établis-le-moi, pour que nos concitoyens se réfor­ment, honorent la divinité et cessent de négliger leurs intérêts les plus sérieux. — Tiens-tu bien ces preuves ? — Je les tiens ; et je t'en remercie. — Eh bien ! puisque ce sys­tème te plaît tant, écoute les preuves du contraire, les preuves qu'il n'y a pas de dieux, ou que, s'il y en a, ils ne s'occupent pas des hommes, et qu'il n'y a rien de commun entre eux et nous ; les preuves que ce que le vulgaire appelle piété et sainteté ne sont que des men­songes de charlatans et de faux sages, ou, par Jupiter ! de législateurs, pour effrayer et contenir les méchants. — Bravo, philosophe ! tu as rendu service à nos conci­toyens, et tu as fait la conquête de nos jeunes gens, enclins déjà à mépriser les dieux ! — Quoi donc ! cela ne te plaît pas ! Écoute alors comment la justice n'est rien, comment la retenue est une sottise, comment le nom de père n'est rien, comment le nom de fils n'est rien. —Bravo, philosophe ! continue, et persuade nos jeunes gens, pour que nous ayons un plus grand nombre d'indi­vidus qui pensent et parlent comme toi ! Est-ce avec ces beaux discours-là qu'ont grandi les États qui ont eu de bonnes lois ? Sont-ce ces beaux discours-là qui ont fait Lacédémone ? Les convictions que Lycurgue a inculquées aux Spartiates, par ses lois et par son éducation, sont-elles celles-ci, que la servitude n'est pas plus une honte qu'un honneur, et la liberté pas plus un honneur qu'une honte ? Est-ce pour ces maximes que moururent ceux qui sont morts aux Thermopyles ? Est-ce avec des raisonnements de ce genre que les Athéniens abandonnèrent leur ville ? « Et ceux qui parlent ainsi se marient, ont des enfants, prennent part au gouvernement et s'établissent prêtres et prophètes ! De qui ? De ceux qui n'existent pas ? Et ils interrogent eux-mêmes la Pythie, pour entendre d'elle des mensonges, qu'ils rapportent aux autres en guise d'oracles ! Quel excès d'impudence et de charlatanisme !

Homme, que fais-tu ? Tu te réfutes toi-même tous les jours ? Ne te décideras-tu pas à laisser là ces insipides raisonnements ? Quand tu manges, où portes-tu la main ? À ta bouche ou à tes yeux ? Quand tu te baignes, où entres-tu ? As-tu jamais appelé la marmite une écuelle ou la cuiller une broche ? Si j'étais l'esclave d'un de ces individus, dût-il me faire tous les jours fouetter jusqu'au sang, je le mettrais au supplice. « Enfant, dirait-il, verse de l'huile dans le bain. « J'y verserais de la saumure, et je m'en irais en la lui répandant sur la tête. « Qu'est-ce que cela ? — Par ton Génie ! il y avait là pour moi une appa­rence impossible à distinguer d'avec celle de l'huile, tant elle lui ressemblait. — Donne ici la tisane. « Je lui apporte­rais un plat plein de saumure vinaigrée. « Ne t'ai-je pas demandé la tisane ? — Oui, maître ; et c'est là la tisane.

Quoi ! ce n'est pas là de la saumure vinaigrée ?

Qu'est-ce, si ce n'est de la tisane ? — Prends-la, et sens ; prends-la, et goûte. — Qu'en peux-tu donc savoir, puisque nos sens nous trompent ? « Si j'avais trois ou quatre com­pagnons d'esclavage qui me ressemblassent, je le forcerais à se pendre et à crever ou bien à changer de système. Mais aujourd'hui ils se moquent de nous : ils usent dans la pratique de tous les dons de la nature, et ils les suppri­ment dans leurs théories.

Ô les hommes reconnaissants et pleins de conscience, qui, à tout le moins, mangent chaque jour du pain, et qui osent dire : « Nous ne savons s'il y a une Cérès, une Proserpine, un Pluton ! « Je ne veux pas ajouter : « Ils jouissent du jour et de la nuit, du changement des sai­sons, des astres, de la mer, de la terre, de l'assistance des hommes ; et rien de tout cela ne les touche le moins du monde ! Ils ne songent qu'à expectorer leurs petites questions, et à s'en aller au bain, quand leur estomac a fait son office ! « Quant à ce qu'ils diront, au sujet qu'ils traiteront, aux personnes à qui ils parleront, et à ce qui résultera pour elles de pareils discours, ils ne s'en

occupent si peu que ce soit. Peu leur importe que ces discours produisent de l'effet sur un jeune homme de noble race, qui les entend, et que cet effet détruise en lui tous les nobles germes de sa race ! Peu leur importe de donner à un adultère des motifs de ne pas rougir de ce qu'il fait ! Peu leur importe qu'un voleur des deniers publics puise des excuses dans ces discours, et que quel­qu'un qui néglige ses parents y trouve un encourage­ment ! « Eh ! qu'y a-t-il donc, leur dirai-je, de bon ou de mauvais, d'honorable ou de honteux, suivant vous ? Est-ce ceci ou cela ? «

Pourquoi donc disputer jamais contre un de ces hommes-là ? Pourquoi lui donner des explications ou en recevoir de lui ? Pourquoi essayer de le convertir ? Par Jupiter, vous pourriez bien plutôt essayer de convertir un débauché, que des gens qui sont si sourds et si aveugles à l'endroit de leurs maux.

13. « La mort n'est rien pour nous «

Épicure, Lettre à Ménécée, trad. Pierre-Marie Morel, GF-Flammarion, 2009, p. 45-46.

Accoutume-toi à considérer que la mort n'est rien pour nous, puisque tout bien et tout mal sont contenus dans la sensation ; or la mort est privation de sensation. Par suite, la sûre connaissance que la mort n'est rien pour nous fait que le caractère mortel de la vie est source de jouissance, non pas en ajoutant à la vie un temps illimité, mais au contraire en la débarrassant du regret de ne pas être immortel. En effet, il n'y a rien de terrifiant dans le fait de vivre pour qui a réellement saisi qu'il n'y a rien de terrifiant dans le fait de ne pas vivre. Aussi parle-t-il

pour ne rien dire, celui qui dit craindre la mort, non pour la douleur qu'il éprouvera en sa présence, mais pour la douleur qu'il éprouve parce qu'elle doit arriver un jour ; car ce dont la présence ne nous gêne pas ne suscite qu'une douleur sans fondement quand on s'y attend. Ainsi, le plus effroyable des maux, la mort, n'est rien pour nous, étant donné, précisément, que quand nous sommes, la mort n'est pas présente ; et que, quand la mort est présente, alors nous ne sommes pas. Elle n'est donc ni pour les vivants ni pour ceux qui sont morts, étant donné, précisément, qu'elle n'est rien pour les pre­miers et que les seconds ne sont plus.

Mais la plupart des hommes, tantôt fuient la mort comme si elle était le plus grand des maux, tantôt la choisissent comme une manière de se délivrer des maux de la vie. Le sage, pour sa part, ne rejette pas la vie et il ne craint pas non plus de ne pas vivre, car vivre ne l'accable pas et il ne juge pas non plus que ne pas vivre soit un mal.

14. L'enfer n'est qu'une allégorie

Lucrèce, De la nature, III, 978-1010, trad. José Kany-Turpin, GF-Flammarion, 1997, p. 235-237.

Tous les supplices qu'en l'abîme infernal

place la tradition, en notre vie résident.

Point de malheureux, un roc en suspens sur sa tête,

Tantale dit la légende, glacé d'un vain effroi.

Ce sont plutôt les peurs des mortels en leur vie :

vaine crainte des dieux et du sort qui les guette.

[...]

Sisyphe existe aussi dans la vie, sous nos yeux :

à demander au peuple faisceaux, haches cruelles,

il s'acharne et toujours s'en revient morne et vaincu.

Oui, demander un vain pouvoir qui n'est jamais donné

et supporter pour lui dure et constante fatigue,

c'est pousser à grand-peine en haut d'une montagne

un rocher qui pourtant du sommet toujours roule

et regagne aussitôt l'étendue de la plaine.

Et puis toujours repaître une âme ingrate de nature,

la remplir de bonnes choses sans jamais la satisfaire,

à l'instar des saisons dont le retour nous apporte

fruits et charmes divers sans que jamais pourtant

nous soyons comblés par les jouissances de la vie,

voilà, je crois, la fable des jeunes filles en fleur

occupées à verser de l'eau dans un vase percé

qu'aucun effort pourtant ne saurait remplir.

15. Eceuvre d'Épicure

Lucrèce, De la nature, III, 1-13, ibid., p. 181.

Toi qui fis jaillir la lumière du fond des ténèbres,

éclairant le premier les biens de l'existence,

toi l'honneur de la Grèce, aujourd'hui je te suis

et j'imprime mes pas dans les traces des tiens.

Non que je désire rivaliser avec toi,

c'est par amour plutôt que je veux t'imiter.

Comment l'hirondelle pourrait défier les cygnes,

et que vaudrait jamais contre un fougueux cheval

la course d'un cabri sur ses pattes tremblantes ?

Ô père, ô découvreur de l'univers, tu nous prodigues

tes préceptes paternels et dans tes livres, ô prince,

pareils à des abeilles dans les vallons en fleurs,

nous butinons tes paroles d'or, toutes d'or,

et toujours les plus dignes de la vie éternelle.

BIBLIOGRAPHIE

Il existe pour l'épicurisme et le stoïcisme des livres d'introduction réellement admirables. J'en recommande­rai chaleureusement quatre :

Pierre Hadot, La Citadelle intérieure. Introduction aux Pensées de Marc-Aurèle [1992], Fayard, 1997.

Pierre Hadot, introduction au Manuel d'Épictète, Le Livre de Poche, 2000.

Marcel Conche, Lucrèce et l'expérience, Paris, Seghers, « Philosophes de tous les temps «, 1967.

 

André Comte-Sponville, Le Miel et l'Absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce, Paris, Hermann, 2008.

« 72 j ÉPICURIENS ET STOÏCIENS L'une, en effet, s'enchaîne à l'autre, à cause du mouvement ordonné, du soufRe commun et de l'unité de la substance.

Accommode-toi aux choses que t'assigna le sort ; et les hommes, que le destin te donna pour compagnons, aime­ les, mais du fond du cœur.

Un instrument, un outil, un ustensile quelconque, s'il se prête à l'usage pour lequel il a été fabriqué, est de bon emploi et cela bien que le fabricateur soit alors absent.

Mais, s'il s'agit de choses qu'assembla la nature, la force qui les a fabriquées est en eux et y demeure.

Voilà pour­ quoi il faut l'en révérer davantage et penser que, si tu te conduis et si tu te diriges selon son bon vouloir, tout en toi sera selon l'intelligence.

Il en est de même pour le Tout, tout ce qu'il fait est conforme à l'intelligence.

2.

Le déterminisme Marc Aurèle, Pensées pour moi-même, IY, XLIII-XLVI, ibid, p.

67-68.

Le temps est comme un fleuve et un courant violent formé de toutes choses.

Aussitôt, en effet, qu'une chose est en vue, elle est entraînée ; une autre est-elle apportée, celle-là aussi va être emportée.

Tout ce qui arrive est aussi habituel et prévu que la rose au printemps et les fruits en été ; il en est ainsi de la maladie, de la mort, de la calomnie, des embûches et de tout ce qui réjouit ou affiige les sots.

Tout ce qui vient à la suite est toujours de la famille de ce qui vient avant ; car, en effet, il n'en est pas ici comme d'une série de nombres ayant séparément et respective­ ment leur contenu nécessaire, mais c'est une continuité logique.

Et, de même que sont coharmonieusement. »

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