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FABRICE EN PRISON

Publié le 12/08/2011

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prison

Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s'éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle? Les oiseaux commençaient à jeter de petits cris et à chanter, et à cette élévation, c'était le seul bruit qui s'entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur; il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. S'ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette chambre-là, sous ma fenêtre; et, tout en examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s'élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d'acajou qui, garnies de fils dorés, s'élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si, au lieu de cette physionomie modeste et pensive que j'attends et qui rougira peut-être un peu si elle m'aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m'apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être remarqué; ma situation doit avoir quelques privilèges; d'ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs subordonnés... Mais elle a tant d'esprit, ou pour mieux dire tant d'âme, que peut-être méprise-t-elle le métier de son père, de là viendrait sa mélancolie. Noble cause de tristesse! Mais, après tout, je ne suis pas précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m'a salué hier soir! Je me souviens fort bien que, lors de notre rencontre près de Côme, je lui dis : Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme; vous souviendrez-vous de ce nom : Fabrice del Dongo? L'aura-t-elle oublié? Elle était si jeune alors! Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de ses pensées, j'oublie d'être en colère. Serais-je un de ces grands courages comme l'Antiquité en a montré quelques exemples au monde? Suis-je un héros sans m'en douter? Comment, moi qui avait tant peur de la prison, j'y suis, et je ne me souviens pas d'être triste! C'est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi! J'ai besoin de raisonner pour être affligé de cette prison, qui peut durer dix ans comme dix mois. Serait-ce l'étonnement de tout ce nouvel établissement qui me 'distrait de la peine que je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver. Dans tous les cas, il est bien étonnant d'être en prison et de devoir se raisonner pour être triste. Ma foi, j'en reviens à ma supposition, peut-être que j'ai un grand caractère.

STENDHAL. La Chartreuse de Parme, 1839.

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