Devoir de Philosophie

Henry de MONTHERLANT. Être de son époque. (Le Solstice de Juin.)

Publié le 22/03/2011

Extrait du document

montherlant

   « Il faut être de son époque ! «, tranche la midinette déchaînée, entre deux barbouillages de rouge. Et l'intellectuel, le jeune serin à bésicles, avec un air inspiré : « Je suis passionnément de mon époque. « Je réponds seulement : Au nom de quoi et impératif? Soyez « de votre époque « si c'est là votre goût, dais n'en faites pas un impératif, car, au jugement de la raison, comme au jugement de la morale, cela n'est pas soutenable. Ceux-là sont faibles d'esprit, qui tiennent pour faiblesse d'esprit de ne pas suivre le contemporain dans chacun de ses moments, qui se font une obligation sublime d'avoir une opinion sur tout le contemporain (opinion qui neuf fois sur dix est une billevesée), de prendre parti à propos de tout, et dont cet amoncellement de jugements et d'opinions, s'il laissait trace, formerait un fumier d'inanité et de ridicule : esclaves de l'actualité, dont on pourrait dire qu'elle les vole à eux-mêmes, s'ils avaient un soi-même, mais cette facilité à s'en laisser distraire est la preuve qu'ils n'en ont pas. Le besoin de « se tenir au courant «, à peine moins vulgaire que celui que les midinettes désignent par l'expression « être à la page «, est un de ces besoins factices et de mauvais aloi dont notre époque a le secret. Il me fait songer irrésistiblement au besoin qu'éprouve un concierge de « se tenir au courant «, en écoutant aux portes, des potins des locataires.    La société, qui s'efforce sans répit, et avec mille ruses, de nous arracher à notre génie propre, va jusqu'à vouloir faire de ce faux besoin un faux devoir (encore un !). Les écrivains sont particulièrement repérés à ce point de vue. Un peintre, un sculpteur, un compositeur de musique n'est pas tenu de dire son mot, à tout bout de champ, sur tout et sur rien : sur des « débats « qui sont artificiels, des « problèmes « qui n'en sont pas, des situations dont c'est temps perdu que d'y réfléchir, puisqu'elles sont renversées le lendemain. Mais un écrivain, oui bien. S'il y rechigne, il sera réputé « manquer à son devoir «. Il doit sans cesse juger, trop heureux encore s'il ne doit pas sans cesse « sauver «. Pourtant, qu'est-ce qu'un écrivain? Ou un penseur, ou un moraliste, ou un poète, ou un romancier ; et toujours un artiste. Or un penseur n'applique sur le fait du jour qu'une pensée qui en expulse toute la contingence ; un moraliste cherche l'homme éternel à travers les individus, et ne s'intéresse à ceux-ci que sous l'angle de sa quête ; un poète, un romancier s'occupent de leur fiction, et d'elle seule ; et un artiste, posséder des dons d'artiste ne lui crée nulle obligation de se faire une opinion sur des choses qui ne sont pas de son ressort, ni moins encore d'en exprimer une. Ainsi, de quelque côté que j< retourne ce personnage qu'on appelle un écrivain, je le vois aussi propre à un état dégagé de l'actuel, que le sont le peintre le sculpteur et le musicien. Mais à lui seul cette liberté es refusée. Le sculpteur qui, en six mois de guerre, a sculpté une femme nue; le compositeur qui, en six mois de guerre, a composé une suite de danses, personne n'y trouve à redire. Mais imaginez un peu comment serait accueilli l'écrivain français qui à la fin de cette année 1940 publierait un livre sur les mystiques hindous ou sur la porcelaine chinoise ! Pourquoi cette inégalité de traitement ? L'écrivain doit répondre aux enquêtes les plus oiseuses, rédiger des messages, pontifier au hasard, guider ses semblables dans des directions mûrement choisies en cinq minutes. Il lui est défendu de se concentrer dans la ligne qui lui est destinée; il doit sans cesse s'en divertir pour battre la campagne. Il est comme un petit poulet dans une cour, qui se jette à droite, à gauche, selon que la fermière fait mine de lui lancer du grain, sans en lancer ; il se jette à droite, à gauche, avec force piaillements, partout où le rien l'appelle. Qu'il y ait succombé faute de caractère, ou par une démangeaison naturelle, vienne un jour où il relise ses messages et ses adresses, vieux seulement de six mois, et il se fera pitié. Notre temps est peu favorable aux prédictions. Mais il est une prédiction que je fais sans hésiter. Aux écrivains qui ont trop donné, depuis quelques mois, à l'actualité, je prédis, pour cette partie de leur œuvre, l'oubli le plus total. Les journaux, les revues d'aujourd'hui, quand je les ouvre, j'entends rouler sur eux l'indifférence de l'avenir, comme on entend le bruit de la mer quand on porte à l'oreille certains coquillages.    Vous résumerez ou analyserez ce texte. Puis vous y choisirez un sujet de réflexion. Vous en préciserez les données et exprimerez votre opinion en la justifiant par des exemples.     

Liens utiles