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Imagination et matière.

Publié le 18/03/2011

Extrait du document

Les forces imaginantes de notre esprit se développent sur deux axes très différents. Les unes trouvent leur essor devant la nouveauté; elles s'amusent du pittoresque, de la variété, de l'événement inattendu. L'imagination qu'elles animent a toujours un printemps à décrire. Dans la nature, loin de nous, déjà vivantes, elles produisent des fleurs. Les autres forces imaginantes creusent le fond de l'être; elles veulent trouver dans l'être, à la fois, le primitif et l'éternel. Elles dominent la saison et l'histoire. Dans la nature, en nous et hors de nous, elles produisent des germes; des germes où la forme est enfoncée dans une substance, où la forme est interne. En s'exprimant tout de suite philosophiquement, on pourrait distinguer deux imaginations : une imagination qui donne vie à la cause formelle et une imagination qui donne vie à la cause matérielle, ou, plus brièvement, Y imagination formelle et l'imagination matérielle. Ces derniers concepts exprimés sous une forme abrégée nous semblent en effet indispensable à une étude philosophique complète de la création poétique. Il faut qu'une cause sentimentale, qu'une cause du cœur devienne une cause formelle pour que l'œuvre ait la variété du verbe, la vie changeante de la lumière. Mais outre les images de la forme, si souvent évoquées par les psychologues de l'imagination, il y a — nous le montrerons — des images de la matière, des images directes de la matière. La vue les nomme, mais la main les connaît. Une joie dynamique les manie, les pétrit, les allège. Ces images de la matière, on les rêve substantiellement, intimement, en écartant les formes, les formes périssables, les vaines images, le devenir des surfaces. Elles ont un poids, elles sont un cœur. Sans doute il est des œuvres où les deux forces imaginantes coopèrent. Il est même impossible de les séparer complètement. La rêverie la plus mobile, la plus métamorphosante, la plus entièrement livrée aux formes, garde quand même un lest, une densité, une lenteur, une germination. En revanche, toute œuvre poétique qui descend assez profondément dans le germe de l'être pour trouver la solide constance et la belle monotonie de la matière, toute œuvre poétique qui prend ses forces dans l'action vigilante d'une cause substantielle doit, tout de même, fleurir, se parer. Elle doit accueillir, pour la première séduction du lecteur, les exubérances de la beauté formelle.

En raison de ce besoin de séduire, l'imagination travaille le plus généralement où va la joie — ou tout au moins où va une joie ! — dans le sens des formes et des couleurs, dans le sens des variétés et des métamorphoses, dans le sens d'un avenir de la surface. Elle déserte la profondeur, l'intimité substantielle, le volume. C'est cependant à l'imagination intime de ces forces végétantes et matérielles que nous voudrions surtout prêter notre attention dans cet ouvrage. Seul un philosophe iconoclaste peut entreprendre cette lourde besogne : détacher tous les suffixes de la beauté, s'évertuer à trouver, derrière les images qui se montrent, les images qui se cachent, aller à la racine même de la force imaginante. Au fond de la matière pousse une végétation obscure; dans la nuit de la matière fleurissent des fleurs noires. Elles ont déjà leur velours et la formule de leur parfum. Bachelard, L'eau et les rêves : Introduction.   

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