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JANKELEVITCH (in Traité des Vertus): LE CHIASME MÉTEMPIRIQUE

Publié le 06/02/2011

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Pourquoi, hélas ! la beauté sans vérité ni bonté ? Mieux encore : le mal, qui n'est ni principe ni substance à part, ne consiste en rien d'autre qu'en cette désharmonie et indépendance elle-même. Par exemple ce n'est pas le beau en lui-même qui est le mal : mais le beau devient « immoral « par l'impossibilité où nous sommes de réaliser le bien en lui et avec lui : le mal gît dans l'obligation de renoncer au Bien quand on crée le Beau, comme le malheur dans l'obligation de renoncer au Beau quand on fait le Bien. Dans les deux cas, l'ataxie ou déséquilibre des normes nous impose un renoncement : sacrifice de la norme moins élevée à la plus élevée dans le malheur, sacrifice de la plus élevée à la moins élevée dans le mal proprement dit... Bien entendu ces deux sacrifices ne sont pas équivalents : le mal qui échange l'infini contre le fini est un sacrifice incomparablement plus ruineux que le malheur, lequel est littéralement un « moindre mal « à savoir ce qu'on peut faire de mieux étant donné l'impossibilité d'accomplir le kalonagathon intégral et la nécessité générale de jeter du lest. Car ce n'est pas le Mal stricto sensu qui est le « mal nécessaire « mais, en général, l'obligation d'en rabattre sur notre folle espérance du Bien bel-et-bon, et vrai encore par-dessus le marché d'un bien auquel rien ne manque. Parmi toutes les façons qui lui sont offertes de se restreindre, la créature a encore le choix entre le malheur et le mal, c'est-à-dire entre le mal de la douleur et le mal du péché ; si le fait créature du mal, tenant à notre finitude, est inévitable, la faute elle, est libre, et la créature peut se choisir son genre de pauvreté ; la créature peut, si elle veut, préférer au mal la maladie. Le malheur est un petit mal « minus malum « comme le mal est le grand malheur absolu, le malheur désespéré de celui qui a vendu l'inestimable et l'inconditionnée valeur souveraine contre ces biens relatifs qu'on appelle le beau, le vrai ou l'utile ; celui qui a osé mettre en balance les biens infinis et les avantages minuscules, l'amour et le chauffage central, celui-là est une dupe, si bon commerçant soit-il car ce qu'il abandonne surpasse ce qu'il reçoit autant que le chien-constellation surpasse le chien-animal aboyeur : il paraît tout prendre sans rien donner, et il ne gagne presque rien en perdant tout : tandis que celui qui sacrifie sa vie entière reçoit infiniment plus qu'il ne quitte, les décorations, les dividendes et le confort moderne étant comme zéro auprès d'un mouvement de charité sincère ou de désintéressement vrai. Cinq cent mille dollars mal acquis ne valent pas une minute de ma propre estime. De ces deux sacrifices inverses il y en a donc un qui n'en vaut pas la peine, et c'est justement le plus « lucratif « en justice de commutation ; oui, c'est le plus économique, qui est paradoxalement le plus coûteux ! Pour le comprendre, il suffit que déchante l'optimisme absolu qui n'admettait ni dissymétrie ni disjonction des normes : car entre cet optimisme et le pessimisme de l'absurdité radicale il y a encore place pour cet optimisme relatif de la « pejoris devitatio «1 qui est aussi pessimisme mélioriste : entre le quiétisme de la béate satisfaction et le quiétisme du désespoir immobile, il y a place pour l'activisme de l'espérance. De deux choses l'une : ou bien nous opterons pour le mal, qui est beauté ou vérité sans bonté ou bien nous opterons pour le malheur qui est bonté sans agrément ni plaisance, bonté incomplète. Si donc le mal correspond dans la conscience malveillante à une intention positive, il est bien au niveau des normes, privation et négation ; c'est notre volonté (notre mauvaise volonté) de cette privation qui est la faute et, par suite la positivité ou plus simplement : l'absence de bien (qui est le mal métempirique de la beauté sans bonté) est à la lettre un manque, mais l'absence d'amour, qui est la volonté intentionnelle de l'absence de Bien désigne en nous la positivité méchante de l'égoïsme. Car la volonté d'un manque n'est pas elle-même un manque, il s'en faut du tout ou tout.

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