Devoir de Philosophie

« JAURÈS À LA TRIBUNE »

Publié le 12/08/2011

Extrait du document

Quand Jaurès, à son tour, s'avança pour parler, les ovations redoublèrent. Sa démarche était plus pesante que jamais. Il était las de sa journée. Il enfonçait le cou dans les épaules; sur son front bas, ses cheveux, collés de sueur, s'ébouriffaient. Lorsqu'il eut lentement gravi les marches et que, le corps tassé, bien d'aplomb sur ses jambes, il s'immobilisa, face au public, il semblait un colosse trapu qui tend le dos, et s'arc-boute, et s'enracine au sol, pour barrer la route à l'avalanche des catastrophes. Il cria : - « Citoyens! « Sa voix, par un prodige naturel qui se répétait chaque fois qu'il montait à la tribune, couvrit, d'un coup, ces milliers de clameurs. Un silence religieux se fit : le silence de la forêt avant l'orage. Il parut se recueillir un instant, serra les poings, et, d'un geste brusque, ramena sur sa poitrine ses bras courts. (« Il a l'air d'un phoque qui prêche «, disait irrévérencieusement Paterson). Sans hâte, sans violence au départ, sans force apparente, il commença son discours; mais, dès les premiers mots, son organe bourdonnant, comme une cloche de bronze qui s'ébranle, avait pris possession de l'espace, et la salle, tout à coup, eut la sonorité d'un beffroi. Jacques, penché en avant, le menton sur le poing, l'oeil tendu vers ce visage levé - qui semblait toujours regarder ailleurs, au-delà -, ne perdait pas une syllabe. Jaurès n'apportait rien de nouveau. Il dénonçait, une fois de plus, le danger des politiques de conquête et de prestige, la mollesse des diplomaties, la démence patriotique des chauvins, les stériles horreurs de la guerre. Sa pensée était simple; son vocabulaire, assez restreint; ses effets, souvent, de la plus courante démagogie. Pourtant ces banalités généreuses faisaient passer à travers cette masse humaine à laquelle Jacques appartenait ce soir un courant de haute tension qui la faisait osciller au commandement de l'orateur, frémir de fraternité ou de colère, d'indignation ou d'espoir, frémir comme une harpe au vent. D'où venait la vertu ensorcelante de Jaurès? de cette voix tenace, qui s'enflait et ondulait en larges volutes sur ces milliers de visages tendus? de son amour si évident des hommes? de sa foi? dé son lyrisme intérieur? de son âme Symbolique, où tout s'harmonisait par miracle, le penchant à la spéculation verbeuse et le sens précis de l'action, la lucidité de l'historien et la rêverie du poète, le goût de l'ordre et la volonté révolutionnaire? Ce soir, particulièrement, une certitude têtue, qui pénétrait chaque auditeur jusqu'aux moelles, émanait de ces paroles, de cette voix, de cette immobilité : la certitude de la victoire toute proche, la certitude que, déjà, le refus des peuples faisait hésiter les gouvernements et que les hideuses forces de la guerre ne pourraient pas l'emporter sur celles de la paix. Lorsque, après une péroraison pathétique, il quitta enfin la tribune, contracté, écumant, tordu par le délire sacré, toute la salle, debout, l'acclama. Les battements de mains, les trépignements, faisaient un vacarme assourdissant, qui, pendant plusieurs minutes, roula d'un mur à l'autre du Cirque, comme l'écho du tonnerre dans une gorge de montagne. Des bras tendus agitaient frénétiquement des chapeaux, des mou- es des journaux, des cannes. On eût dit un vent de tempête secouant un champ d'épis. En de pareils moments de paroxysme, Jaurès n'aurait eu qu'un cri à pousser, un geste de la main à faire, pour que cette foule fanatisée se jetât, derrière lui, tête baissée, à l'assaut de n'importe quelle Bastille. Insensiblement, ce tumulte s'ordonna, devint rythme. Pour se délivrer de l'étau qui les serrait, toutes ces poitrines haletantes recouraient de nouveau à la musique, au chant : Debout les damnés de la terre!...

Et, au-dehors, les milliers de manifestants qui n'avaient pu entrer, et qui, malgré les déploiements de la police, obstruaient toutes les rues avoisinantes, reprirent le couplet de l'Internationale : Debout les damnés de la terre!... C'est l'éruption de la fin!

Roger MARTIN du GARD. Les Thibault, L'Eté 1914, L II, Gallimard édit.

Liens utiles