JEUNESSE D'AUJOURD'HUI
Publié le 11/08/2011
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Il est vrai que la tendance actuelle des adolescents et des jeunes gens à la révolte apolitique, impliquant une volonté de rupture complète avec l'ordre intellectuel, moral et social et se manifestant par la provocation dans les goûts, le costume et les mœurs, il est vrai que ce symptôme, qui certes n'est pas nouveau, prend aujourd'hui une ampleur et une intensité qui en font une caractéristique de l'époque. Mais faut-il dire qu'il recouvre le comportement et la structure mentale de toute la jeunesse de maintenant, sûrement pas. Aussi étendu soit-il, il laisse indemnes, au moins, trois catégories aussi importantes par le nombre des individus que par le caractère systématique du projet qui les gouverne. Je les appellerai symboliquement les scouts, les technocrates et les communistes. Les scouts : je ne désigne pas seulement sous cette étiquette la petite secte en culottes courtes des disciples de Baden-Powell - laquelle, soit dit entre parenthèses, ayant lancé la troupe avant la bande, fondé la morale sur le jeu et copié un langage, un costume et des plaisirs de sauvages, pourrait bien se vanter d'avoir fourni des précurseurs à vos copains farfelus en blue-jeans et en blouson, - j'entends la famille plus large des jeunes idéalistes de bon cœur et de bonne santé qui ont décidé de cultiver le bonheur et la vertu dans les cadres normaux de la civilisation occidentale, en la saupoudrant d'assez d'humanisme et de christianisme pour lui donner des chances de se corriger de ses tares. Il est fréquent et de bon ton de se moquer des scouts, et c'est généralement injuste, car on n'a guère à leur reprocher qu'un excès d'optimisme : ils ont trop tendance à croire que tout s'arrange avec les bons sentiments, alors que ceux-ci n'exposent pas seulement à faire de la mauvaise littérature, mais même de la mauvaise politique et même de la mauvaise morale; car on ne fait rien de bon à partir d'une vue illusoire de l'homme et d'une évacuation du tragique dans une euphorie de bonne conscience et de bonne hygiène. Mais reconnaissons aussi qu'à privilégier le vice, le cynisme et le désespoir, on court d'autres risques, qui ne sont pas les moindres, et qu'après tout la gentille sentimentalité de la B.A. vaut bien le lyrisme noir de la Schadenjreude : au fond, il est plus difficile d'être bon que d'être méchant, et c'est pourquoi, même esthétiquement, la vertu vaut mieux que le vice. Une chose, en tout cas, est certaine : le scout n'a pas disparu de votre génération; il lit Péguy et Saint-Exupéry, vénère le Camus de la Peste et des Justes s'il comprend mal celui de l'Etranger et de la Chute; quand il est catholique, il est résolument teilhardien, exalte Jean XXIII et est imbattable sur les décisions du Concile; disposé à se marier jeune, il est en principe pour la pilule, par respect pour la personnalité de la femme, mais il aura tout de même au moins six enfants parce qu'il aime la famille. Je dis : tant mieux, car ce n'est pas un moraliste, c'est un économiste et un sociologue, Sauvy, qui a montré, chiffres en mains, que la croisade néomalthusienne, qui remplit aujourd'hui la presse, la chaire et la tribune, venait trop tôt pour la France, qui ne se portera tout à fait bien qu'avec quatre-vingts millions d'habitants. Les technocrates, ce sont aussi des optimistes, mais dans un tout autre climat que les scouts. Défiants à l'égard de l'idéalisme, ils se veulent positifs, actifs, efficaces. Prédestinés à construire des autoroutes et des buildings, des piles atomiques et des téléphones téléviseurs, on les reconnaît, dès la classe enfantine, à la grosseur de leur tête et à l'importance de leurs prix; et cela ne finira jamais, tout au long de leurs études, tout au long de leur carrière. Ils sortent de tous les niveaux de la bourgeoisie, et ils travaillent à tous les niveaux de la production, mais ils auront toujours un titre d'ingénieur, ils seront toujours attentifs à leur réussite personnelle, évaluée par un standing de vie que chiffreront le nombre de chevaux de leur voiture, le montant de leur traitement, de leur loyer et de leur budget de vacances activement sportives. Vous en rencontrez sûrement, aujourd'hui, parmi vos camarades, dans les couloirs et les salles de cours de votre université : préoccupés, pressés, guettant, leur café à peine bu, la première édition du Monde, plus proches par le soin de leur tenue des fellows d'Oxford que de vos copains du Bus Palladium. Je vous l'accorde : ils sont déjà ennuyeux, ils manquent de fantaisie et de métaphysique, ils croient trop courtement que le bonheur des individus, la gloire des peuples et la valeur des civilisations tiennent à des statistiques de production et à des indices de revenus. Mais ne vous hâtez'pas de vous moquer d'eux : vous leur devez de la reconnaissance, car le cadre social dont vous avez besoin pour vos expériences de gâcheurs d'idées et de choses suppose un regime politique d'ordre moral et une économie de l'abondance, et ce sont leurs pareils qui vous en assurent l'avantage. Vous leur devez même du respect, car, je vous le prédis sans grands risques d'erreur : ils vous auront; ceux qui sauront construire, réparer et faire marcher les machines, ont plus d'avenir que les anarchistes qui ne cultivent que des compétences oratoires pour les maudire et le courage stupide de les casser. Et puis, il y a les communistes, ceux du parti et ceux qui tournent autour, mais en tout cas solidaires de la même foi marxiste et de la même volonté révolutionnaire. Parce qu'ils récusent aussi violemment que vous l'ordre bourgeois, vous pourriez les tenir pour des alliés; mais sûrement pas pour vos proches, car ils sont à vos antipodes. Ce que vous niez, ils l'affirment : un sens de l'histoire, une vocation politique de l'individu. Ce qui vous manque, ils l'ont : une espérance, puisqu'ils croient à la victoire du prolétariat sur l'aliénation et de l'humanité sur la nature, et une générosité, puisqu'ils sont disposés à changer la vie des autres en sacrifiant la leur. On a des reproches à leur faire : comme les technocrates bourgeois, ils lient trop à des conditions économiques et à des institutions sociales le bonheur de l'homme; peu importe que ce ne soient pas les mêmes liens : l'esprit y est toujours empêtré. En outre, ils diminuent d'autant plus les chances de la vie intérieure qu'ils suspendent l'usage de la liberté tout le temps indéfini que durera la Révolution. Enfin, dans le choix même de leurs moyens, ils se trompent en identifiant les intérêts du nationalisme soviétique, et bientôt chinois, à ceux de l'internationalisme communiste. Mais la question n'est pas là : le fait est qu'ils existent, qu'ils comptent, qu'un large secteur de la jeunesse leur est inféodé, et qu'un esprit y règne qui appelle l'action, le service, la confiance, la joie. Pierre-Henri SIMON. Pour un garçon de vingt ans. Ed. du Seuil, 1966.
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