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LE FÉDÉRALISME: Denis de ROUGEMONT

Publié le 22/08/2011

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rougemont

Je propose d'appeler problème fédéraliste une situation dans laquelle s'affrontent deux réalités humaines antinomiques mais également valables et vitales, de telle sorte que la solution ne puisse être cherchée dans la réduction de l'un des termes ni dans la subordination de l'un à l'autre, mais seulement dans une création qui englobe, satisfasse et transcende les exigences de l'un et de l'autre. J'appellerai donc solution fédéraliste toute solution qui prend pour règle de respecter les deux termes antinomiques tout en les composant de telle manière que la résultante de leur tension soit positive. On dirait, dans le langage de la théorie des jeux de von Neumann et Morgenstern, qu'il s'agit de déterminer l'optimum dans lequel se concilient deux maxima contradictoires, - comme l'offre et la demande dans un prix. L'ensemble des problèmes et des solutions ainsi définies constitue ce que je nommerai la politique fédéraliste, au sens le plus large du terme. Avant de chercher à quel type d'homme correspond une telle politique, et quel type d'homme elle entend préparer ou éduquer, constatons qu'elle traduit une forme de pensée, une structure de relations bipolaires dont le « modèle « nous est connu : c'est celui qu'ont élaboré les fondateurs de la philosophie occidentale dans le dialogue opposant les Ioniens aux Eléates, Héraclite à Parménide, au sujet de l'antinomie fondamentale de l'Un et du Divers. Parallèlement, en synchronie sinon en relations de cause à effet, se constituaient les premières définitions de l'homme comme individu distinct et libre, mais relié à la cité, et de la cité ou autonomie (littéralement autoréglage) comme cellule de base des ligues et fédérations. Voilà qui est proprement occidental. Devant ce même problème de l'un et du divers, les métaphysiques orientales prennent le parti de réduire le conflit en supprimant un de ses termes - le divers - au prix d'une longue ascèse exténuante. Le but est d'effacer l'individu, la différence, de tout fondre dans l'Un sans distinction. Mais l'Occident, dès l'aube grecque, cherche à maintenir les deux termes non pas en équilibre neutre, mais bien en tension créatrice, et c'est le succès de cet effort toujours renouvelé et toujours menacé, qui dénote la santé de la pensée européenne, sa justesse, sa mesure conquise sur le chaos de la masse indistincte autant que sur l'anarchie des individus isolés, qu'il s'agisse de réalités métaphysiques ou physiques, esthétiques ou politiques. Ce qui s'oppose coopère et, de la lutte des contraires, procède la plus belle harmonie, dit un fragment célèbre d'Héraclite. L'art, la science et la technique de cette mise en tension créatrice de réalités antinomiques mais également valables, voilà ce qui définit l'apport original et spécifique de la pensée occidentale; or, cette définition vaut également pour le fédéralisme après avoir valu pour la Grèce des grands siècles avec sa dialectique de l'individu et de la Cité, conciliée dans la notion de citoyen et devenant créatrice par son action. L'analyse fédéraliste d'une situation part du concret, en ce sens que d'abord elle considère la nature d'une tâche ou d'une fonction particulière dont on aura reconnu soit la nécessité, soit l'intérêt ou l'agrément. Deuxième étape : elle évalue les dimensions optima de l'aire d'exécution requise, et elle le fait en fonction des trois facteurs suivants : possibilité de participation (civique, intellectuelle, économique), efficacité ou rendement, économie des moyens. Enfin, troisième étape : une fois déterminée cette dimension et l'unité correspondante (communale, régionale, nationale, continentale, mondiale, ou diverses combinaisons de ces grandeurs géographiques et politiques), il ne reste qu'à désigner le niveau de compétence où seront prises les décisions relatives à cette tâche. Il peut y avoir, d'ailleurs, plusieurs niveaux de décisions, hiérarchisés. De plus, les aires d'opérations peuvent et doivent différer selon les tâches selon qu'elles intéressent tous les hommes de toutes les régions, certains hommes de toutes les régions, certains hommes de certaines régions, tous les hommes de quelques régions ou d'une seule.

Denis de ROUGEMONT. Texte cité dans Le pari européen par Louis Armand et Michel Drancourt, Fayard éditeur (1968).   

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