Le langage créateur
Publié le 13/06/2011
Extrait du document

« Le système nerveux central de l'homme, pour être d'un volume supérieur, ne se distingue pas, par ses structures d'ensemble, de celui des autres primates. Et si, depuis Broca, on peut reconnaître à certaines parties de l'encéphale le rôle de centre du langage, on ne peut dire encore si cette faculté est liée à l'existence de certains circuits particuliers, présents chez l'homme mais non chez le singe, ou associée à l'accroissement d'ensemble de la capacité d'enregistrement et de combinaison du système. Je serais tenté de faire l'hypothèse que le langage a pu apparaître à la faveur de l'émergence d'interconnexions nouvelles, pas nécessairement très complexes en elles-mêmes, chez un préhominien doué jusque-là d'un système nerveux central guère plus développé que celui des singes supérieurs actuels. Mais le langage, dès lors qu'il existait, devait conférer une valeur sélective immensément accrue à la capacité de combinaison et d'enregistrement. Dans cette hypothèse, l'apparition du langage aurait pu précéder, peut-être d'assez loin, l'émergence du système nerveux central propre à l'espèce humaine et contribuer en fait de façon décisive à la sélection des variants les plus aptes à en utiliser toutes les ressources. En d'autres termes, c'est le langage qui aurait créé l'homme, plutôt que l'homme le langage. «
Jacques MONOD, Extrait de la Leçon inaugurale au Collège de France.
« Nous sommes ainsi conduits au caractère essentiel : la substitution de la forme logique aux formes grammaticales ou plus exacte-ment : la substitution, aux grammaires de nos langues naturelles, d'une grammaire où les formes du discours soient exactement calquées sur les formes logiques. Si les formes grammaticales usuelles ne sont pas entièrement illogiques, du moins portent-elles la trace de mainte contingence historique. Non seulement elles varient selon la diversité des langues, mais, à l'intérieur d'une même langue, elles souffrent de nombreuses irrégularités. Il est vrai que certaines de ces irrégularités, si gênantes qu'elles puissent être pour l'apprentissage de la langue, n'ont pas d'autre inconvénient logique que leur superfluité (par exemple en français, les noms qui n'ont pas leur pluriel en s). Mais d'autres nous exposent à des confusions et à des fautes de raisonnement : soit qu'une pluralité de formes grammaticales masque l'identité d'une même fonction logique, soit qu'inversement l'identité d'une même forme grammaticale invite à confondre des fonctions logiques différentes. Ces discordances entre formes grammaticales et formes logiques doivent, tôt ou tard, inciter une logique qui se veut formelle à remplacer la syntaxe des langues naturelles par une syntaxe élaborée de telle manière, que la forme des expressions qu'elle commande symbolise exactement la forme logique. «
Robert BLANCHÉ, logicien français contemporain, Introduction à la logique contemporaine, A. Colin.
« Le langage de la science est en état de révolution sémantique permanente. [...] Quand il a fallu imaginer l'inimaginable domaine du noyau atomique, on a proposé des images et des formules verbales qui sont entièrement relatives à la science théorique. Il ne faut naturellement pas prendre ces formules à la lettre et leur donner un sens direct. Une constante transposition du langage rompt alors la continuité de la pensée commune et de la pensée scientifique. Sans cesse, il faut remettre les expressions nouvelles dans la perspective des théories que les images et les formules résument. « Tel est le cas, par exemple, de l'image que Niels Bohr présenta pour condenser certaines lois du noyau atomique sous le nom de "goutte d'eau". Cette image "aide admirablement, disent Pollard et Davidson, à comprendre le comment et le pourquoi de la fission". Sous le couvert de cette image de la "goutte" où s'agglomèrent les nucléons, on pourra dire que l'incorporation d'un neutron supplémentaire augmente l'énergie interne du noyau, autrement dit la "température", une émission d'un corpuscule pourra se faire suivant un processus qu'on appellera une "évaporation". Mais les mots goutte, température, évaporation doivent naturellement être mis entre guillemets. Pour les physiciens nucléaires ces mots sont en quelque sorte tacitement redéfinis. Ils représentent des concepts qui sont totalement différents des concepts de la physique classique, a fortiori bien différents des concepts de la connaissance commune. Il obtiendrait un beau succès d'hilarité, celui qui demanderait si la physique nucléaire fabrique un thermomètre pour mesurer "la température" d'un noyau ! «
Gaston BACHELARD, Le Matérialisme rationnel, PUF.
Liens utiles
- Ionesco affirme à propos de l'artiste et en particulier à propos de la création théâtrale : « On a l'impression que plus on est de son temps, plus on est de tous les temps (si on brise la croûte de l'actualité superficielle). L'effort de tout créateur authentique consiste à se débarrasser des scories, des clichés d'un langage épuisé, pour retrouver un langage simplifié, renaissant, pouvant exprimer des réalités neuves et anciennes, présentes et inactuelles, vivantes et permanentes, par
- LES BALISAGES DU LANGAGE HTML
- Le langage – cours
- HdA au Brevet 3e1 Objet d’étude : Arts et progrès techniques Thématique Domaine Période Arts, rupture et continuité Art du langage XXe siècle
- dissertation juste la fin du monde: En quoi l’œuvre Juste la Fin du Monde relève-telle une crise personnelle et familiale à travers une crise du langage ?