Le marché de l'imprévu

On allait toucher au but. Les prophètes l'avaient dit : la production de masse doit conduire à l'harmonisation des goûts, à la standardisation. Tous sur le lit de Procuste (1). Quel progrès! Des chaînes d'ouvriers alimentant des chaînes de consommateurs, voilà qui aurait bien simplifié les circuits économiques. Et que de temps disponible du même coup pour penser à autre chose qu'aux menus du jour, aux vêtements à porter, à la marque d'automobile à acheter, à la couleur des draps, au style des meubles, à l'épaisseur de la moquette du bureau directorial, à la forme du poste de télévision, au parfum du savon, au goût de la cigarette, etc. Ces produits, ces objets, tous coulés dans le même moule, n'étaient-ils pas le symbole d'une société qui aurait enfin surmonté ses contradictions, où l'envie aurait disparu — de la vie quotidienne en tout cas — puisque tous les biens d'usage se seraient ressemblés comme des frères, grâce aux efforts conjugués des industriels multinationaux et des publicitaires tout à fait capables de prouver que la liberté, l'égalité et la fraternité étaient filles de l'uniformité. Patatras! cette idée s'effondre. Par une sorte de malignité qui n'appartient qu'à l'homme, on voit de plus en plus d'ouvriers se plaindre de la monotonie de leurs tâches (1) Procuste, un brigand, faisait s'étendre sur un lit les voyageur, leur coupait les pieds lorsqu'ils dépassaient ou les étirait s'ils étaient trop petits.  

et de plus en plus de clients chercher, sur le marché, ce qui les distingue du voisin. Curieusement, le choix d'un plat, d'une cravate, d'une voiture, d'une pipe, etc., parait envahir tout le champ d'attention du consommateur. Pour être plus disponible à ces moments d'extrême circonspection, il évacue les autres sujets. Tout se passe comme s'il privilégiait ces moments où précisément il n'aura pas à faire comme les autres. L'évasion, ce n'est pas du tout l'échappée hors du monde des choses, c'est leur personnalisation, c'est l'introduction du sujet dans l'objet, le sceau individuel porté sur la marchandise pour la baptiser, lui enlever ce péché originel d'avoir été fabriqué pour un grand nombre de gens. Même la mode subit cet assaut de non-conformisme. Impossible aujourd'hui « d'imposer « la mini ou la maxi-jupe, le « jean « ou le pantalon « patte d'éléphant «. Chacune, chacun en fait à sa tête... et se fait sa tête. On pensait généralement que la télévision serait un excellent véhicule de conformisme, que les programmes regardés en même temps par des millions de personnes d'origine sociale et de revenus divers arriveraient à former une pâte humaine homogène. C'est tout le contraire qui est constaté par les experts. Les média (1) sont créateurs de particularisme. Ils agissent de manière centrifuge, estime ainsi le sociologue français Jean Cazeneuve. N'est-ce pas grâce aux communications de masse, au reste, que les mouvements de contestation, qu'il s'agisse des Black Panthers, des hippies ou des gauchistes, ont pris une telle importance dans le monde ? Le pouvoir de l'insolite sur l'information demeure toujours très fort. L'extension de la télévision par câble ne va qu'accentuer cette tendance à la diversification, qui n'est pas une des orientations les moins curieuses de la société de consommation. Les économistes devront donc raffiner leurs modèles et les Chinois se méfier des déviations. A partir du moment où les bicyclettes n'ont plus la même couleur, le fantaisiste qui dort en chaque consommateur s'éveille. Et il lui faudra de plus en plus d'imprévu... Ce qui est réconfortant. La rationalité ne se vend pas en tube de pommade que l'on presserait pour lubrifier les articulations de la société. L'homme n'est pas aussi sapiens (2) qu'on le dit. Il est aussi fabricateur de rêves. Et le marché devra en tenir compte de plus en plus dans la société post-industrielle. P. Drouin, Le Monde. (1) Media : moyens de. communication de masse. (2) Sapiens : possesseur d'un savoir théorique.

• Rédigez de ce texte soit un résumé qui respecte Tordre des idées telles qu'elles sont présentées, soit une analyse qui regroupe les idées essentielles. Vous dégagerez ensuite un problème auquel vous attachez un intérêt particulier, vous en préciserez les données et vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues sur la question.