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LE MEILLEUR DES MONDES (Théodicée) - LEIBNIZ

Publié le 06/02/2011

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Pourquoi Jupiter a-t-il créé Sextus Tarquin méchant ? Sextus pourrait lui dire « Tu condamnes en moi ton propre crime «. Mais Leibniz répond que le monde où Sextus accomplit ses crimes est finalement un monde meilleur que tous les autres mondes possibles. Théodore fit le voyage d'Athènes ; on lui ordonna de coucher dans le temple de la déesse. En songeant, il se trouva transporté dans un pays inconnu. Il y avait là : un palais d'un brillant inconcevable et d'une grandeur immense. La déesse Pallas parut à la porte, environnée des rayons d'une majesté éblouissante. ... qualisque videri Coelicolis et quanta solet. Elle toucha le visage de Théodore d'un rameau d'olivier qu'elle tenait dans la main. Le voilà devenu capable de soutenir le divin éclat de la fille de Jupiter et de tout ce qu'elle lui devait montrer. Jupiter, qui vous aime, lui dit-elle, vous a recommandé à moi pour être instruit. Vous voyez ici le palais des destinées dont j'ai la garde. Il y a des représentations, non seulement de ce qui arrive, mais encore de tout ce qui est possible ; et Jupiter en ayant fait la revue avant le commencement du monde existant, a digéré les possibilités en mondes, et a fait le choix du meilleur de tous. Il vient quelquefois visiter ces lieux pour se donner le plaisir de récapituler les choses et de renouveler son propre choix, où il ne peut manquer de se complaire. Je n'ai qu'à parler et nous allons voir tout un monde que mon père pouvait produire, où se trouvera représenté tout ce qu'on en peut demander ; et par ce moyen on peut savoir encore ce qui arriverait, si telle ou telle possibilité devait exister. Et quand les conditions ne seront pas assez déterminées, il y aura autant qu'on voudra de tels mondes différents entre eux, qui répondront différemment à la même question en autant de manières qu'il est possible. Vous avez appris la géométrie quand vous étiez encore jeune, comme tous les Grecs bien élevés. Vous savez donc que, lorsque les conditions d'un point qu'on demande ne le déterminent pas assez et qu'il y en a une infinité, ils tombent tous dans' ce que les géomètres appellent un lieu, et ce lieu au moins, qui est souvent une ligne, sera déterminé. Ainsi vous pouvez vous figurer une suite réglée de mondes qui contiendront tous et seuls le cas dont il s'agit, et en varieront les circonstances et les conséquences. Mais si vous posez un cas qui ne diffère du monde actuel que dans une seule chose définie et dans ses suites, un certain monde déterminé vous répondra : Ces mondes sont tous ici, c'est-à-dire en idées. Je vous en montrerai où se trouvera, non pas tout à fait le même Sextus que vous avez vu, cela ne se peut, il porte toujours avec lui ce qu'il sera, mais des Sextus approchants, qui auront tout ce que vous connaissez déjà du véritable Sextus, mais non pas tout ce qui est déjà dans lui sans qu'on s'en aperçoive, ni, par conséquent, tout ce qui lui arrivera encore. Vous trouverez dans un monde un Sextus fort heureux et élevé, dans un autre un Sextus content d'un état médiocre, des Sextus de toute espèce et d'une infinité de façons. Là-dessus la déesse mena Théodore dans un des appartements : quand il y fut, ce n'était plus un appartement, c'était un monde, ... solemque suum, sua sidera norat. Par l'ordre de Pallas on vit paraître Dodone avec le temple de Jupiter, et Sextus qui en sortait : on l'entendait dire qu'il obéirait au dieu. Le voilà qui va à une ville placée entre deux mers, semblable à Corinthe. Il y achète un petit jardin en le cultivant il trouve un trésor ; il devient, un homme riche, aimé, considéré ; il meurt dans une grande vieillesse, chéri de toute la ville. Théodore vit toute sa vie comme d'un coup d'oeil, et comme dans une représentation de théâtre. Il y avait un grand volume d'écriture dans cet appartement ; Théodore ne put s'empêcher de demander ce que cela voulait dire. C'est l'histoire de ce monde où nous sommes maintenant en visite, lui dit la déesse : c'est le livre de ses destinées ; vous avez vu un nombre sur le front de Sextus, cherchez dans ce livre l'endroit qu'il marque. Théodore le chercha, et y trouva l'histoire de Sextus plus ample que celle qu'il avait vue en abrégé. Mettez le doigt sur la ligne qu'il vous plaira, lui dit Pallas ; et vous verrez représenté effectivement dans tout son détail ce que la ligne marque en gros. Il obéit, et il vit paraître toutes les particularités d'une partie de la vie de ce Sextus. Il passa dans un autre appartement, et voilà un autre monde, un autre Sextus, qui, sortant du temple, et résolu d'obéir à Jupiter, va en Thrace. Il y épouse la fille du roi, qui n'avait point d'autres enfants, et lui succède. Il est adoré de ses sujets. On allait en d'autres chambres, et on voyait toujours de nouvelles scènes... Les appartements allaient en pyramide ; ils devenaient toujours plus beaux à mesure qu'on montait vers la pointe, et ils représentaient de plus beaux mondes. On vint enfin dans le suprême qui terminait la pyramide et qui était le plus beau de tous ; car la pyramide avait un commencement, mais on n'en voyait point la fin ; elle avait une pointe, mais point de base ; elle allait croissant à l'infini. C'est, comme la déesse l'expliqua, parce qu'entre une infinité de mondes possibles, il y a le meilleur de tous, autrement Dieu ne se serait point déterminé à en créer aucun ; mais il n'y en a aucun qui n'en ait encore de moins parfaits au-dessous de lui c'est pourquoi la pyramide descend à l'infini. Théodore entrant dans cet appartement suprême, se trouva ravi en extase ; il lui fallut le secours de la déesse ; une goutte d'une liqueur divine mise sur la langue le remit. Il ne se sentait pas de joie. Nous sommes dans le vrai monde actuel dit la déesse, et vous y êtes à la source du bonheur. Voilà ce que Jupiter vous y prépare, si vous continuez de le servir fidèlement. Voici Sextus tel qu'il est et tel qu'il sera actuellement. Il sort du temple tout en colère, il méprise le conseil des dieux. Vous le voyez allant à Rome, mettant tout en désordre, violant la femme de son ami. Le voilà chassé avec son père, battu, malheureux. Si Jupiter avait pris ici un Sextus heureux à Corinthe, ou roi en Thrace, ce ne serait plus ce monde. Et cependant il ne pouvait manquer de choisir ce monde, qui surpasse en perfection tous les autres, qui fait la pointe de la pyramide : autrement Jupiter aurait renoncé à sa sagesse, il m'aurait bannie, moi qui suis sa fille. Vous voyez que mon père n'a point fait Sextus méchant ; il l'était de toute éternité, il l'était toujours librement : il n'a fait que lui accorder l'existence, que sa sagesse ne pouvait refuser au monde où il est compris ; il l'a fait passer de la région des possibles à celle des êtres actuels. Le crime de Sextus sert à de grandes choses ; il en naîtra un grand empire qui donnera de grands exemples. Mais cela n'est rien au prix du total de ce monde, dont vous admirerez la beauté, lorsqu'après un heureux passage de cet état mortel à un autre meilleur, les dieux vous auront rendu capable de la connaître.

 

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