Le Rouge et Le Noir Les façons de ces gens-là blessaient M.
Publié le 12/04/2014
Extrait du document
«
Mais laissons ce petit homme à ses petites craintes pourquoi a-t-il pris dans sa maison un homme de coeur
tandis qu'il lui fallait l'âme d'un valet? Que ne sait-il choisir ses gens? La marche ordinaire du XIXe siècle est
que, quand un être puissant et noble rencontre un homme de coeur, il le tue, l'exile, l'emprisonne ou l'humilie
tellement, que l'autre a la sottise d'en mourir de douleur.
Par hasard ici, ce n'est pas encore l'homme de coeur
qui souffre.
Le grand malheur des petites villes de France et des gouvernements par élections comme celui de
New York, c'est de ne pas pouvoir oublier qu'il existe au monde des êtres comme M.
de Rênal.
Au milieu
d'une ville de vingt mille habitants, ces hommes font l'opinion publique, et l'opinion publique est terrible dans
un pays qui a la charte.
Un homme doué d'une âme noble, généreuse, et qui eût été votre ami, mais qui habite
à cent lieues, juge de vous par l'opinion publique de votre ville, laquelle est faite par les sots que le hasard a
fait naître nobles, riches et modérés.
Malheur à qui se distingue.
Aussitôt après le dîner, on repartit pour Vergy; mais, dès le surlendemain, Julien vit revenir toute la famille à
Verrières.
Une heure ne s'était pas écoulée, qu'à son grand étonnement, il découvrit que Mme de Rênal lui faisait
mystère de quelque chose.
Elle interrompait ses conversations avec son mari dès qu'il paraissait et semblait
presque désirer qu'il s'éloignât.
Julien né se fit pas donner deux fois cet avis.
Il devint froid et réservé; Mme de
Rênal s'en aperçut et ne chercha pas d'explication.
"Va-t-elle me donner un successeur? pensa Julien.
Avant-hier encore, si intime avec moi! Mais on dit que c'est ainsi que ces grandes dames en agissent.
C'est
comme les rois, jamais plus de prévenances qu'au ministre qui, en rentrant chez lui, va trouver sa lettre de
disgrâce."
Julien remarqua que dans ces conversations, qui cessaient brusquement à son approche, il était souvent
question d'une grande maison appartenant à la commune de Verrières, vieille, mais vaste et commode, et
située vis-à-vis l'église, dans l'endroit le plus marchand de la ville.
"Que peut-il y avoir de commun entre
cette maison et un nouvel amant?" se disait Julien.
Dans son chagrin, il se répétait ces jolis vers de François
Ier, qui lui semblaient nouveaux, parce qu'il n'y avait pas un mois que Mme de Rênal les lui avait appris.
Alors, par combien de serments, par combien de caresses chacun de ces vers n'était-il pas démenti!
souvent femme varie Bien fol qui s'y fie.
M.
de Rênal partit en poste pour Besançon.
Ce voyage se décida en deux heures, il paraissait fort tourmenté.
Au retour, il jeta un gros paquet couvert de papier gris sur la table.
Une heure après, Julien vit l'afficheur qui emportait ce gros paquet; il le suivit avec empressement.
"Je vais
savoir le secret au premier coin de rue."
Il attendait, impatient, derrière l'afficheur, qui, avec son gros pinceau, barbouillait le dos de l'affiche.
A peine
fut-elle en place, que la curiosité de Julien y vit l'annonce fort détaillée de la location aux enchères publiques
de cette grande et vieille maison, dont le nom revenait si souvent dans les conversations de M.
de Rênal avec
sa femme.
L'adjudication du bail était annoncée pour le lendemain à deux heures en la salle de la commune, à
l'extinction du troisième feu.
Julien fut fort désappointé; il trouvait bien le délai un peu court: comment tous
les concurrents auraient-ils le temps d'être avertis? Mais du reste, cette affiche, qui était datée de quinze jours
auparavant et qu'il relut tout entière en trois endroits différents, ne lui apprenait rien.
Il alla visiter la maison à louer.
Le portier, ne le voyant pas approcher, disait mystérieusement à un voisin:
\24Bah! bah! peine perdue.
M.
Maslon lui a promis qu'il l'aura pour trois cents francs, et comme le maire
regimbait, il a été mandé à l'évêché par M.
le grand vicaire de Frilair.
L'arrivée de Julien eut l'air de déranger beaucoup les deux amis qui n'ajoutèrent plus un mot.
Le Rouge et Le Noir
CHAPITRE XXIII.
CHAGRINS D'UN FONCTIONNAIRE 83.
»
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