Le troc
Publié le 27/04/2011
Extrait du document
Une planche à voile contre un escalier en colimaçon, un canapé-lit contre un concertina. Il ne s'agit pas là d'un montage surréaliste de biens de consommation, mais de trocs. Ces objets, avec des milliers d'autres, ont été échangés librement à la dernière foire au troc du quartier de la Défense. Deux jours durant, sur une vaste esplanade de béton située au cœur d'une forêt de tours, une éphémère république de quatre-vingt-dix mille personnes a réinventé cette année encore un monde sans argent. Çà et là, sur des tréteaux, dans des parapluies déglingués ou sur de vieux chiffons, les objets les plus hétéroclites ont changé de mains. Sans argent. Depuis quelques années, le troc connaît une vogue indéniable. Aujourd'hui, une vieille machine à coudre Singer — la noire à pédale avec des enluminures dorées — peut s'échanger contre une paire de skis, une selle de chameau, une petite table rustique ou des fétiches gabonais légèrement maléfiques. Les vêtements qu'on ne porte pas et qui encombrent les penderies, ces mille et un objets délaissés qu'on ne voit plus à force d'être là, on ne les jette plus : on troque. Objet contre objet, service contre service, ou objet contre service, mille échanges sont possibles. Dans une société comme la nôtre, où les mécanismes monétaires ont été sophistiqués à l'extrême, des « poches résiduelles « de troc, c'est-à-dire d'échanges non monétaires, subsistent toujours. Chez les collectionneurs, par exemple, mais aussi à la campagne, où l'entraide, autrement dit l'échange d'heures de travail, pendant les moissons notamment, s'est perpétuée malgré la mécanisation. Le troc, que les économistes appellent une « double coïncidence des besoins « naît, le plus souvent, d'une relation de voisinage. Il ne se produit et ne se maintient qu'au sein d'un milieu spécifique et restreint où chacun se connaît. Il n'est la forme principale de transaction que pour les sociétés de pénurie, où les besoins sont réduits à la conservation de la vie. Ce qui n'est, bien entendu, pas le cas des sociétés occidentales, où, si l'on en croit certaines statistiques, le troc n'a qu'une chance sur dix mille de se produire. Autrement dit, aucune. Alors, comment expliquer que les foires au troc se soient multipliées, draînant un public considérable ? Comment expliquer que des monceaux d'objets hétéroclites, normalement destinés au rebut, retrouvent çà et là une nouvelle vie, hors des circuits commerciaux ? Selon Abraham Moles, directeur de l'Institut de psychologie sociale de l'Université de Strasbourg I, la disparition progressive de l'argent au profit du chèque et de la carte de crédit en est la cause. En se raffinant, la notion de valeur s'est individualisée. Aux États-Unis, il est ainsi devenu quasiment suspect de payer en liquide : on pense tout de suite que l'argent a été volé. Prochainement, les caisses de supermarché contrôleront directement l'approvisionnement de votre compte. Le troc peut donc s'analyser comme une réaction spontanée pour échapper à l'omnipotence d'un tiers dans le processus d'échange. Plus les contrôles sociaux se renforcent en se sophistiquant, plus l'on est tenté de retourner à des relations archaïques. Retour aux sources donc, mais porté par un désir diffus de vivre autrement. Le troc va ainsi de pair avec la crise de la société, le chambardement des valeurs, la réduction des temps de travail, les nouveaux modèles familiaux, etc. Au-delà du politique (ou en deçà, comme on voudra), il témoigne de la sensibilité d'une classe d'âge (de sept à trente-cinq ans), plutôt que des intérêts d'une couche sociale particulière. En outre, ce troc touche toutes les classes sociales. Contrairement à ce que l'on pourrait croire, marginaux et déclassés ne sont pas concernés par le troc. Leurs biens, lorsqu'ils en ont, ils cherchent plutôt à les vendre qu'à les échanger. En réalité le troc est le fait d'individus jeunes et insérés socialement. Il ne caractérise pas une minorité ou une avant-garde, mais résulte d'une recherche pragmatique et multiforme d'un nouvel art de vivre. Le monde, 7 décembre 1980. Vous ferez d'abord de ce texte, à votre gré, un résumé (en suivant le fil du texte) ou une analyse (en reconstituant la structure logique de la pensée, c'est-à-dire en mettant en relief l'idée principale et les rapports qu'entretiennent avec elle les idées secondaires). Dans une seconde partie, que vous intitulerez discussion, vous dégagerez du texte un problème qui offre une réelle consistance et qui vous aura intéressé(e). Vous le préciserez et vous exposerez vos propres vues sous la forme d'une argumentation ordonnée, fondée sur des faits, et menant à une conclusion.
Liens utiles
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- « Là où il n'y a pas de puissance clairement reconnue pour prédominante et où une lutte n'amènerait que des dommages réciproques sans résultat, naît l'idée de s'entendre et de négocier sur les prétentions de part et d'autre : le caractère de troc est le caractère initial de la justice. » Nietzsche, Humain, trop humain, 1878. Commentez cette citation.