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Les Cinq Cents Millions de la Begum C'est tout ce que les reporters purent arriver à savoir.

Publié le 12/04/2014

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Les Cinq Cents Millions de la Begum C'est tout ce que les reporters purent arriver à savoir. Le célèbre Meiklejohn lui-même, illustre pour avoir réussi à soutirer des aveux politiques au président Grant l'homme le plus taciturne de son siècle, l'infatigable Blunderbuss, fameux pour avoir le premier, lui simple correspondant du World, annoncé au tsar la grosse nouvelle de la capitulation de Plewna, ces grands hommes du reportage n'avaient pas été cette fois plus heureux que leurs confrères. Ils étaient obligés de s'avouer à eux-mêmes que la Tribune et le World ne pourraient encore donner le dernier mot de la faillite Schultze. Ce qui faisait de ce sinistre industriel un événement presque unique, c'était cette situation bizarre de Stahlstadt, cet état de ville indépendante et isolée qui ne permettait aucune enquête régulière et légale. La signature de Herr Schultze était, il est vrai, protestée à New York, et ses créanciers avaient toute raison de penser que l'actif représenté par l'usine pouvait suffire dans une certaine mesure à les indemniser. Mais à quel tribunal s'adresser pour en obtenir la saisie ou la mise sous séquestre ? Stahlstadt était restée un territoire spécial, non classé encore, où tout appartenait à Herr Schultze. Si seulement il avait laissé un représentant, un conseil d'administration, un substitut ! Mais rien, pas même un tribunal, pas même un conseil judiciaire ! Il était à lui seul le roi, le grand juge, le général en chef, le notaire, l'avoué, le tribunal de commerce de sa ville. Il avait réalisé en sa personne l'idéal de la centralisation. Aussi, lui absent, on se trouvait en face du néant pur et simple, et tout cet édifice formidable s'écroulait comme un château de cartes. En toute autre situation, les créanciers auraient pu former un syndicat, se substituer à Herr Schultze, étendre la main sur son actif, s'emparer de la direction des affaires. Selon toute apparence, ils auraient reconnu qu'il ne manquait, pour faire fonctionner la machine, qu'un peu d'argent peut-être et un pouvoir régulateur. Mais rien de tout cela n'était possible. L'instrument légal faisait défaut pour opérer cette substitution. On se trouvait arrêté par une barrière morale, plus infranchissable, s'il est possible, que les circonvallations élevées autour de la Cité de l'Acier. Les infortunés créanciers voyaient le gage de leur créance, et ils se trouvaient dans l'impossibilité de le saisir. Tout ce qu'ils purent faire fut de se réunir en assemblée générale, de se concerter et d'adresser une requête au Congrès pour lui demander de prendre leur cause en main, d'épouser les intérêts de ses nationaux, de prononcer l'annexion de Stahlstadt au territoire américain et de faire rentrer ainsi cette création monstrueuse dans le droit commun de la civilisation. Plusieurs membres du Congrès étaient personnellement intéressés dans l'affaire ; la requête, par plus d'un côté, séduisait le caractère américain, et il y avait lieu de penser qu'elle serait couronnée d'un plein succès. Malheureusement, le Congrès n'était pas en session, et de longs délais étaient à redouter avant que l'affaire pût lui être soumise. En attendant ce moment, rien n'allait plus à Stahlstadt et les fourneaux s'éteignaient un à un. Aussi la consternation était-elle profonde dans cette population de dix mille familles qui vivaient de l'usine. Mais que faire ? Continuer le travail sur la foi d'un salaire qui mettrait peut-être six mois à venir, ou qui ne viendrait pas du tout ? Personne n'en était d'avis. Quel travail, d'ailleurs ? La source des commandes s'était tarie en même temps que les autres. Tous les clients de Herr Schultze attendaient pour reprendre leurs relations, la solution légale. Les chefs de section, ingénieurs et contremaîtres, privés d'ordres, ne pouvaient agir. Il y eut des réunions, des meetings, des discours, des projets. Il n'y eut pas de plan arrêté, parce qu'il n'y en avait pas de possible. Le chômage entraîna bientôt avec lui son cortège de misères, de désespoirs et de vices. L'atelier vide, le cabaret se remplissait. Pour chaque cheminée qui avait cessé de fumer à l'usine, on vit naître un cabaret dans les villages d'alentour. Les plus sages des ouvriers, les plus avisés, ceux qui avaient su prévoir les jours difficiles, épargner une réserve, se hâtèrent de fuir avec armes et bagages, les outils, la literie, chère au coeur de la ménagère, et les XV LA BOURSE DE SAN FRANCISCO 77 Les Cinq Cents Millions de la Begum enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se révélait à eux par la portière du wagon. Ils partirent, ceux-là, s'éparpillèrent aux quatre coins de l'horizon, eurent bientôt retrouvé, l'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer... Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en était-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil cave et le coeur navré ! Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de proie à face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands désastres, acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt privés de crédit comme de salaire, d'espoir comme de travail, et voyant s'allonger devant eux, noir comme l'hiver qui allait s'ouvrir, un avenir de misère ! XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à France-Ville, le premier mot de Marcel avait été : (( Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? )) Sans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une telle ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique l'hypothèse était inadmissible. Mais il s'était dit encore que la haine ne raisonne pas, et que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr Schultze devait, à un moment donné, le rendre capable de tout sacrifier à sa passion. Quoi qu'il en pût être, cependant, il fallait rester sur le qui-vive. A sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une proclamation pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les fausses nouvelles semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa vigilance. Les travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais, accentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à ce qui pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze. Mais les détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San Francisco, de Chicago et de New York, les conséquences financières et commerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves insaisissables, séparément sans force, si puissantes par leur accumulation, ne permit plus de doute... Un beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée, comme un dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de son réveil. Oui ! France-Ville était évidemment hors de danger, sans avoir eu à coup férir, et ce fut Marcel, arrivé à une conviction absolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicité dont il disposait. Ce fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement. On se serrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner. Les femmes exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément congé d'exercices, de manoeuvres et de travaux. Tout le monde était rassuré, satisfait, rayonnant. On aurait dit une ville de convalescents. Mais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur Sarrasin. Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux qui étaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se mettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir entraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que leur bonheur, ne lui avait pas laissé un moment de repos. Enfin, il était déchargé d'une si terrible inquiétude et respirait à l'aise. Cependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les citoyens. Dans toutes les classes, on s'était rapproché davantage, on s'était reconnus frères, animés de sentiments semblables, touchés par les mêmes intérêts. Chacun avait senti s'agiter dans son coeur un être nouveau. Désormais, pour les habitants de France-Ville, la (( patrie )) était née. On avait craint, on avait souffert pour elle ; on avait mieux senti XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE 78

« enfants joufflus, ravis par le spectacle du monde qui se révélait à eux par la portière du wagon.

Ils partirent, ceux-là, s'éparpillèrent aux quatre coins de l'horizon, eurent bientôt retrouvé, l'un à l'est, celui-ci au sud, celui-là au nord, une autre usine, une autre enclume, un autre foyer... Mais pour un, pour dix qui pouvaient réaliser ce rêve, combien en était-il que la misère clouait à la glèbe ! Ceux-là restèrent, l'oeil cave et le coeur navré ! Ils restèrent, vendant leurs pauvres hardes à cette nuée d'oiseaux de proie à face humaine qui s'abat d'instinct sur tous les grands désastres, acculés en quelques jours aux expédients suprêmes, bientôt privés de crédit comme de salaire, d'espoir comme de travail, et voyant s'allonger devant eux, noir comme l'hiver qui allait s'ouvrir, un avenir de misère ! XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE Lorsque la nouvelle de la disparition de Schultze arriva à France-Ville, le premier mot de Marcel avait été : (( Si ce n'était qu'une ruse de guerre ? )) Sans doute, à la réflexion, il s'était bien dit que les résultats d'une telle ruse eussent été si graves pour Stahlstadt, qu'en bonne logique l'hypothèse était inadmissible.

Mais il s'était dit encore que la haine ne raisonne pas, et que la haine exaspérée d'un homme tel que Herr Schultze devait, à un moment donné, le rendre capable de tout sacrifier à sa passion.

Quoi qu'il en pût être, cependant, il fallait rester sur le qui-vive. A sa requête, le Conseil de défense rédigea immédiatement une proclamation pour exhorter les habitants à se tenir en garde contre les fausses nouvelles semées par l'ennemi dans le but d'endormir sa vigilance. Les travaux et les exercices poussés avec plus d'ardeur que jamais, accentuèrent la réplique que France-Ville jugea convenable d'adresser à ce qui pouvait à toute force n'être qu'une manoeuvre de Herr Schultze.

Mais les détails, vrais ou faux, apportés par les journaux de San Francisco, de Chicago et de New York, les conséquences financières et commerciales de la catastrophe de Stahlstadt, tout cet ensemble de preuves insaisissables, séparément sans force, si puissantes par leur accumulation, ne permit plus de doute... Un beau matin, la cité du docteur se réveilla définitivement sauvée, comme un dormeur qui échappe à un mauvais rêve par le simple fait de son réveil.

Oui ! France-Ville était évidemment hors de danger, sans avoir eu à coup férir, et ce fut Marcel, arrivé à une conviction absolue, qui lui en donna la nouvelle par tous les moyens de publicité dont il disposait. Ce fut alors un mouvement universel de détente et de soulagement.

On se serrait les mains, on se félicitait, on s'invitait à dîner.

Les femmes exhibaient de fraîches toilettes, les hommes se donnaient momentanément congé d'exercices, de manoeuvres et de travaux.

Tout le monde était rassuré, satisfait, rayonnant.

On aurait dit une ville de convalescents. Mais, le plus content de tous, c'était sans contredit le docteur Sarrasin.

Le digne homme se sentait responsable du sort de tous ceux qui étaient venus avec confiance se fixer sur son territoire et se mettre sous sa protection. Depuis un mois, la crainte de les avoir entraînés à leur perte, lui qui n'avait en vue que leur bonheur, ne lui avait pas laissé un moment de repos.

Enfin, il était déchargé d'une si terrible inquiétude et respirait à l'aise. Cependant, le danger commun avait uni plus intimement tous les citoyens.

Dans toutes les classes, on s'était rapproché davantage, on s'était reconnus frères, animés de sentiments semblables, touchés par les mêmes intérêts.

Chacun avait senti s'agiter dans son coeur un être nouveau.

Désormais, pour les habitants de France-Ville, la (( patrie )) était née.

On avait craint, on avait souffert pour elle ; on avait mieux senti Les Cinq Cents Millions de la Begum XVI DEUX FRANÇAIS CONTRE UNE VILLE 78. »

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