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LES FINANCIERS ET LA POLITIQUE

Publié le 12/08/2011

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LES FINANCIERS ET LA POLITIQUE

« L'argent a été remis hier, dit Ferrai au colonel, en uniforme cette fois. Où en sommes-nous? - Le gouverneur militaire a envoyé au général Chang Kaï-Shek une très longue note pour demander ce qu'il devait faire en cas d'émeute. - Il veut être couvert? « Le colonel regarda Ferrai par-dessus sa taie, répondit seulement : « Voici la traduction «. Ferrai lut la pièce. « J'ai même la réponse «, dit le colonel. Il tendit une photo : au-dessus de la signature de Chang Kaï-Shek, deux caractères. « Ça veut dire? - Fusillez «. Ferral regarda, au mur, la carte de Shanghaï, avec de grandes taches rouges qui indiquaient les masses des ouvriers et des misérables - les mêmes. « Trois mille hommes de gardes syndicales, pensait-il, peut-être trois cent mille derrière; mais oseront-ils bouger? De l'autre côté Chang Kaï-Shek et l'armée... « « Il va commencer par fusiller les chefs communistes avant toute émeute? demanda-t-il. - Certainement. Il n'y aura pas d'émeute : les communistes sont presque désarmés et Chang Kaï-Shek a ses troupes. La 1" division est au front : c'était la seule dangereuse. - Merci. Au revoir «. Ferrai allait chez Valérie. Un boy l'attendait à côté du chauffeur, un merle dans une grande cage dorée sur ses genoux. Valérie avait prié Ferrai de lui faire ce cadeau. Dès que son auto fut en marche, il tira de sa poche une lettre et la relut. Ce qu'il craignait depuis un mois se produisait : ses crédits américains allaient être coupés. Les commandes du Gouvernement général de l'Indochine ne suffisaient plus à l'activité d'usines créées pour un marché qui devait s'étendre de mois en mois et qui diminuait de jour en jour : les entreprises industrielles du Consortium étaient déficitaires. Les cours des actions, maintenus à Paris par les banques de Ferral et les groupes financiers français qui leur étaient liés, et surtout par l'inflation, depuis la stabilisation du franc, descendaient sans arrêt. Mais les banques du Consortium n'étaient fortes que des bénéfices de ses plantations - essentiellement, de ses sociétés de caoutchouc. Le plan Stevenson avait porté de 16 cents à 112 le cours du caoutchouc. Ferrai, producteur par ses hévéas d'Indochine, avait bénéficié de la hausse sans devoir restreindre sa production, puisque ses affaires n'étaient pas anglaises. Aussi les banques américaines, sachant d'expérience combien le plan coûtait à l'Amérique, principal consommateur, avaient-elles volontiers ouvert des crédits garantis par les plantations. Mais la production indigène des Indes néerlandaises, la menace de plantations américaines aux Philippines, au Brésil, au Libéria, menaient maintenant à l'effondrement les cours du caoutchouc : les banques américaines cessaient donc leurs crédits pour les mêmes raisons qu'elles les avaient accordés. Ferral était atteint à la fois par le krach de la seule matière première qui le soutînt - il s'était fait ouvrir des crédits, il avait spéculé, non sur la valeur de sa production mais sur celle des plantations mêmes -, par la stabilisation du franc qui faisait baisser tous ses titres (dont une quantité appartenait à ses banques résolues à contrôler le marché) et par la suppression de ses crédits américains Et il n'ignorait pas que, dès que cette suppression serait connue, tous les margoulins de Paris et de New York prendraient position à la baisse sur ses titres; position trop sûre... Il ne pouvait être sauvé que pour des raisons morales; donc, que par le Gouvernement français. L'approche de la faillite apporte aux groupes financiers une conscience intense de la nation à laquelle ils appartiennent. Habitués à voir « dépouiller l'épargne «, les gouvernements n'aiment pas à la voir dépouiller de son espoir; une épargne qui pense, avec le tenace espoir du joueur, retrouver quelque jour son argent perdu, est une épargne à demi consolée. Il était donc difficile à la France d'abandonner le Consortium, après la Banque industrielle de Chine. Mais pour que Ferrai pût lui demander aide, il fallait qu'il ne fût pas sans espoir; il fallait avant tout que le communisme fût écrasé en Chine. Chang Kaï-Shek maître des provinces, c'était la construction du chemin de fer chinois; l'emprunt prévu était de trois milliards de francs-or, ce qui faisait. beaucoup de millions de francs-papier. Certes, il ne recevait pas seul la commande du matériel, pas plus qu'aujourd'hui il ne défendait seul Chang Kaï-Shek; mais il serait du jeu. De plus, les banques américaines craignaient le triomphe du communisme chinois; sa chute modifierait leur politique. Français, Ferral disposait en Chine de privilèges; « il n'était pas question que le Consortium ne participât à la construction du chemin de fer «. Pour tenir, il était fondé à demander au Gouvernement une aide que celui-ci préférerait à un nouveau krach; si ses crédits étaient américains, ses dépôts et ses actions étaient français. Ses cartes ne pouvaient toutes gagner pendant une période de crise chinoise aiguë; mais de même que le plan Stevenson avait assuré en son temps la vie du Consortium, de même la victoire du Kuomintang devait l'assurer aujourd'hui. La stabilisation du franc avait joué contre lui; la chute du communisme chinois jouerait pour lui...

André MALRAUX. La Condition humaine, 4° partie. Gallimard, édit.

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