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L'Immortel Et ses larmes bues, renfoncées à coups de mouchoir, elle

Publié le 11/04/2014

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L'Immortel Et ses larmes bues, renfoncées à coups de mouchoir, elle entre, ou plutôt fait son entrée dans la grande nef obscure que des cierges pointillent tout au fond, tombe à genoux sur un prie-Dieu, côté des dames, s'y prostre, s'y abîme, puis relevée, toute dolente, demande à une camarade près d'elle: «Qu'est-ce qu'on a fait au Vaudeville, hier? --Quatre mille deux!...» répond l'amie du même ton de catastrophe. Perdu dans la foule, à l'extrémité de la place, Abel de Freydet entendait autour de lui: «Marguerite!... C'est Marguerite!... Ah! elle est bien entrée....» Mais sa petite taille le gênait et il essayait vainement de se frayer un passage, quand une main lui frappa l'épaule: «Encore à Paris?... La pauvre soeur ne doit pas être contente ...» En même temps Védrine l'entraînait, et, ramant de ses coudes robustes, coupant le flot qu'il dominait de toute la tête: «La famille, messieurs!...» il amenait jusqu'aux premiers rangs le provincial enchanté de la rencontre, un peu confus tout de même, car le sculpteur parlait haut et librement, à son habitude. «Hein! ce veinard de Loisillon ... autant de monde que Béranger ... voilà qui doit donner du coeur au ventre à la jeunesse....» Tout à coup, voyant Freydet se découvrir à l'apparition du cortège: «Qu'as-tu donc de changé? Tourne-toi.... Mais, malheureux, tu ressembles à Louis-Philippe ...» La moustache abattue, coiffé en toupet, sa bonne figure rougeaude et brune épanouie entre des favoris grisonnants, le poète redressait toute sa petite personne avec une raideur cérémonieuse. Et Védrine riant: «Ah! je comprends ... la tête pour les ducs, pour Chantilly!... Ça te tient toujours, alors, l'Académie?... Mais regarde donc cette mascarade!...» Sous le soleil, dans le large espace réservé, l'effet était abominable: derrière le corbillard, des membres du bureau, qu'une féroce gageure semblait avoir choisis parmi les plus ridicules vieillards de l'Institut et qu'enlaidissait encore le costume dessiné par David, l'habit à broderies vertes, le chapeau à la française, l'épée de gala battant des jambes difformes que David n'avait certainement pas prévues. Gazan venait le premier, le chapeau de travers sur les inégalités de son crâne, le vert végétal de l'habit accentuant encore la graisse terreuse, squameuse de son masque proboscidien. Près de lui le sinistre, long, Laniboire, ses marbrures violettes, sa bouche tordue de guignol hémiplégique, cachait ses palmes sous un pardessus trop court laissant voir un bout d'épée, les basques du frac qui, avec les pointes de son chapeau, lui donnaient l'air d'un employé des pompes funèbres, bien moins distingué certainement que l'appariteur à canne d'ébène en marche devant le bureau. D'autres suivaient, Astier-Réhu, Desminières, tous gênés, honteux, ayant conscience et s'excusant par leur humble contenance du grotesque de ces défroques acceptables sous la lumière haute, refroidie et, pour ainsi dire, historique de la coupole, mais en pleine vie, en pleine rue, faisant sourire comme une exhibition de macaques. «Vrai! c'est à leur jeter une poignée de noisettes, pour les voir courir à quatre pattes ...» Mais Freydet n'entendait pas cette nouvelle impertinence de son compromettant compagnon. Il s'esquivait, se mêlait au cortège et pénétrait dans l'église entre deux files de soldats le fusil renversé. Au fond, la mort de Loisillon lui causait une joie vive; il ne l'avait jamais vu ni connu, ne pouvait l'aimer à travers son oeuvre, cette oeuvre n'existant pas, et la seule reconnaissance qu'il lui garderait, c'était justement cette mort, ce fauteuil vacant à point pour sa candidature. Malgré tout, l'appareil funèbre dont les vieux parisiens se blasent par l'habitude, cette haie de soldats, le sac au dos, les fusils tombant sur les dalles d'un seul coup de crosse au commandement d'un sacré petit officier, très jeune, pas commode, la jugulaire au menton, dont cet enterrement devait être la première affaire, surtout la musique noire, les tambours voilés le saisirent d'un grand respect ému; et, comme toujours quand un sentiment vif le poignait, des rimes se présentèrent. Même cela commençait très bien, une large et belle image sur l'espèce de trouble, d'angoisse nerveuse, d'éclipse intellectuelle que fait dans l'atmosphère d'un pays la disparition d'un de ses grands hommes. Mais il s'interrompit pour offrir une place à Danjou qui, venu très en retard, s'avançait au milieu de chuchotements, de regards féminins, promenant sa tête orgueilleuse et dure avec ce geste habituel qu'il a de passer la main à plat dessus, sans doute pour s'assurer que son postiche est toujours en place. VIII 47 L'Immortel «Il ne m'a pas reconnu ...» pensa Freydet, vexé de l'écrasant regard dont l'académicien repoussa dans le rang ce ciron qui se permettait de lui faire signe, «mes favoris, probablement ...» et distrait de ses vers, le candidat se mit à ruminer son plan d'attaque, ses visites, la lettre officielle pour le secrétaire perpétuel. Mais, au fait, il était mort, le perpétuel.... Allait-on nommer Astier-Réhu avant les vacances? Et l'élection, pour quand? Sa préoccupation descendit jusqu'aux détails, à l'habit; prendrait-il le tailleur d'Astier décidément? Et ce tailleur fournissait-il aussi le chapeau et l'épée? «_Pie Jesu, Domine ...» une voix de théâtre, admirable, montait derrière l'autel, demandait le repos pour Loisillon que le Dieu de miséricorde semblait vouloir torturer cruellement; car l'église suppliait dans tous les tons, tous les registres, en soli et en choeur: «le repos, le repos, mon Dieu!... Qu'il dorme tranquille après tant d'agitation et d'intrigues!...» À ce chant triste, irrésistible, répondaient dans la nef les sanglots des femmes dominés par le hoquet tragique de Marguerite Oger, son terrible hoquet du «Quatre» dans Musidora. Tout ce deuil pénétrait le bon candidat, allait rejoindre dans son coeur d'autres deuils, d'autres tristesses; il pensait à des parents morts, à sa soeur, une mère pour lui, condamnée par tous, et le sachant, en parlant dans toutes ses lettres. Hélas! vivrait-elle même jusqu'au jour du triomphe?... Des larmes l'aveuglèrent, l'obligèrent à s'essuyer les yeux. «C'est trop ... c'est trop.... On ne vous croira pas ...» ricanait dans son oreille la grimace du gros Lavaux. Il se retourna indigné, mais la voix du jeune officier commanda furieusement: «Portez ... armes!...» et les fusils firent cliqueter leurs baïonnettes, tandis que l'orgue grondait «la marche pour la mort d'un héros.» Le défilé de la sortie commençait; toujours le bureau en tête, Gazan, Laniboire, Desminières, son bon maître Astier-Réhu. Tous très beaux maintenant, noyant dans le mystère des hautes, voûtes le vert perroquet chamarré des uniformes, ils descendaient la nef deux par deux, très lentement, comme à regret, vers ce grand carré de jour découpé au portail ouvert. Derrière, toute la compagnie, cédant le pas à son doyen, l'extraordinaire Jean Réhu grandi par une longue redingote, portant haut sa toute petite tête brune, creusée dans une noix de coco, d'un air dédaigneux et distrait signifiant qu'il avait «vu ça» un nombre incalculable de fois; et, de fait, depuis soixante ans qu'il touchait les jetons de l'Académie, il avait dû en entendre de ces psalmodies, en jeter de cette eau bénite sur des catafalques glorieux. Mais si celui-là justifiait miraculeusement son titre d'Immortel, le groupe d'ancêtres qu'il précédait semblait en être la bouffonne et triste parodie. Décrépits, cassés en deux, déjetés comme de vieux arbres à fruits, les pieds de plomb, les jambes molles, des yeux clignotants de bêtes de nuit, ceux qu'on ne soutenait pas s'en allaient les mains tâtonnantes, et leurs noms murmurés par la foule évoquaient des oeuvres mortes, oubliées depuis longtemps. À côté de ces revenants, de ces «permissionnaires du Père-Lachaise,» comme les appelait un malin de l'escorte, les autres académiciens semblaient jeunes, ils se campaient, bombaient leurs torses sous des regards extasiés de femmes les brûlant à travers les voiles noirs, l'entassement de la foule, les shakos et les sacs des militaires ahuris. Cette fois encore, le salut de Freydet à deux ou trois «futurs collègues» fut repoussé de froids et méprisants sourires comme on évoquent ces rêves où vos meilleurs amis ne vous reconnaissent plus. Mais il n'eut pas le temps de s'en attrister, pris par la bousculade à deux mouvements qui agitait l'église vers le haut et vers la sortie. «Eh bien! monsieur le vicomte, il va falloir nous remuer, maintenant....» Cet avis chuchoté de l'aimable Picheral au milieu de la rumeur, de l'enchevêtrement des chaises, remit le sang en route dans les veines du candidat; mais comme il passait devant le catafalque, Danjou lui tendant le goupillon murmura sans le regarder: «Surtout, ne bougez plus ... laissez faire....» Il en eut les jambes fracassées. Remuez-vous!... Ne bougez plus!... Quel avis suivre et croire le meilleur? Son maître Astier le lui dirait sans doute, et il essaya de le rejoindre dehors. Ce n'était pas chose commode avec l'encombrement du parvis pendant que se classait le cortège et qu'on hissait le cercueil, écrasé d'innombrables couronnes, rien d'animé comme cette sortie d'enterrement dans la lumière d'un beau jour; des saluts, des propos mondains tout à fait étrangers à la cérémonie funèbre, et sur les visages l'allègement, la revanche à prendre de cette grande heure d'immobilité traversée de chants lugubres. Les projets, les rendez-vous échangés marquaient la vie impatiente et VIII 48

« «Il ne m'a pas reconnu ...» pensa Freydet, vexé de l'écrasant regard dont l'académicien repoussa dans le rang ce ciron qui se permettait de lui faire signe, «mes favoris, probablement ...» et distrait de ses vers, le candidat se mit à ruminer son plan d'attaque, ses visites, la lettre officielle pour le secrétaire perpétuel.

Mais, au fait, il était mort, le perpétuel....

Allait-on nommer Astier-Réhu avant les vacances? Et l'élection, pour quand? Sa préoccupation descendit jusqu'aux détails, à l'habit; prendrait-il le tailleur d'Astier décidément? Et ce tailleur fournissait-il aussi le chapeau et l'épée? «_Pie Jesu, Domine ...» une voix de théâtre, admirable, montait derrière l'autel, demandait le repos pour Loisillon que le Dieu de miséricorde semblait vouloir torturer cruellement; car l'église suppliait dans tous les tons, tous les registres, en soli et en choeur: «le repos, le repos, mon Dieu!...

Qu'il dorme tranquille après tant d'agitation et d'intrigues!...» À ce chant triste, irrésistible, répondaient dans la nef les sanglots des femmes dominés par le hoquet tragique de Marguerite Oger, son terrible hoquet du «Quatre» dans Musidora.

Tout ce deuil pénétrait le bon candidat, allait rejoindre dans son coeur d'autres deuils, d'autres tristesses; il pensait à des parents morts, à sa soeur, une mère pour lui, condamnée par tous, et le sachant, en parlant dans toutes ses lettres.

Hélas! vivrait-elle même jusqu'au jour du triomphe?...

Des larmes l'aveuglèrent, l'obligèrent à s'essuyer les yeux. «C'est trop ...

c'est trop....

On ne vous croira pas ...» ricanait dans son oreille la grimace du gros Lavaux.

Il se retourna indigné, mais la voix du jeune officier commanda furieusement: «Portez ...

armes!...» et les fusils firent cliqueter leurs baïonnettes, tandis que l'orgue grondait «la marche pour la mort d'un héros.» Le défilé de la sortie commençait; toujours le bureau en tête, Gazan, Laniboire, Desminières, son bon maître Astier-Réhu. Tous très beaux maintenant, noyant dans le mystère des hautes, voûtes le vert perroquet chamarré des uniformes, ils descendaient la nef deux par deux, très lentement, comme à regret, vers ce grand carré de jour découpé au portail ouvert.

Derrière, toute la compagnie, cédant le pas à son doyen, l'extraordinaire Jean Réhu grandi par une longue redingote, portant haut sa toute petite tête brune, creusée dans une noix de coco, d'un air dédaigneux et distrait signifiant qu'il avait «vu ça» un nombre incalculable de fois; et, de fait, depuis soixante ans qu'il touchait les jetons de l'Académie, il avait dû en entendre de ces psalmodies, en jeter de cette eau bénite sur des catafalques glorieux. Mais si celui-là justifiait miraculeusement son titre d'Immortel, le groupe d'ancêtres qu'il précédait semblait en être la bouffonne et triste parodie.

Décrépits, cassés en deux, déjetés comme de vieux arbres à fruits, les pieds de plomb, les jambes molles, des yeux clignotants de bêtes de nuit, ceux qu'on ne soutenait pas s'en allaient les mains tâtonnantes, et leurs noms murmurés par la foule évoquaient des oeuvres mortes, oubliées depuis longtemps.

À côté de ces revenants, de ces «permissionnaires du Père-Lachaise,» comme les appelait un malin de l'escorte, les autres académiciens semblaient jeunes, ils se campaient, bombaient leurs torses sous des regards extasiés de femmes les brûlant à travers les voiles noirs, l'entassement de la foule, les shakos et les sacs des militaires ahuris.

Cette fois encore, le salut de Freydet à deux ou trois «futurs collègues» fut repoussé de froids et méprisants sourires comme on évoquent ces rêves où vos meilleurs amis ne vous reconnaissent plus.

Mais il n'eut pas le temps de s'en attrister, pris par la bousculade à deux mouvements qui agitait l'église vers le haut et vers la sortie. «Eh bien! monsieur le vicomte, il va falloir nous remuer, maintenant....» Cet avis chuchoté de l'aimable Picheral au milieu de la rumeur, de l'enchevêtrement des chaises, remit le sang en route dans les veines du candidat; mais comme il passait devant le catafalque, Danjou lui tendant le goupillon murmura sans le regarder: «Surtout, ne bougez plus ...

laissez faire....» Il en eut les jambes fracassées.

Remuez-vous!...

Ne bougez plus!...

Quel avis suivre et croire le meilleur? Son maître Astier le lui dirait sans doute, et il essaya de le rejoindre dehors.

Ce n'était pas chose commode avec l'encombrement du parvis pendant que se classait le cortège et qu'on hissait le cercueil, écrasé d'innombrables couronnes, rien d'animé comme cette sortie d'enterrement dans la lumière d'un beau jour; des saluts, des propos mondains tout à fait étrangers à la cérémonie funèbre, et sur les visages l'allègement, la revanche à prendre de cette grande heure d'immobilité traversée de chants lugubres.

Les projets, les rendez-vous échangés marquaient la vie impatiente et L'Immortel VIII 48. »

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