L'invention technique
Publié le 28/04/2011
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On lit dans des traités d'ethnologie — et non des moindres — que l'homme doit la connaissance du feu au hasard de la foudre ou d'un incendie de brousse ; que la trouvaille d'un gibier accidentellement rôti dans ces conditions lui a révélé la cuisson des aliments ; que l'invention de la poterie résulte de l'oubli d'une boulette d'argile au voisinage d'un foyer. On dirait que l'homme aurait d'abord vécu dans une sorte d'âge d'or technologique, où les inventions se cueillaient avec la même facilité que les fruits et les fleurs. A l'homme moderne seraient réservées les fatigues du labeur et les illuminations du génie. Cette vue naïve résulte d'une totale ignorance de la complexité et de la diversité des opérations impliquées dans les techniques les plus élémentaires. Pour fabriquer un outil de pierre taillée efficace, il ne suffit pas de frapper sur un caillou jusqu'à ce qu'il éclate : on s'en est bien aperçu le jour où l'on a essayé de reproduire les principaux types d'outils préhistoriques. Alors — et aussi en observant la même technique chez les indigènes qui la possèdent encore — on a découvert la complication des procédés indispensables et qui vont, quelquefois, jusqu'à la fabrication préliminaire de véritables « appareils à tailler « : marteaux à contrepoids pour contrôler l'impact et sa direction ; dispositifs amortisseurs pour éviter que la vibration ne rompe l'éclat. Il faut aussi un vaste ensemble de notions sur l'origine locale, les procédés d'extraction, la résistance et la structure des matériaux utilisés, un entraînement musculaire approprié, la connaissance des « tours de main «, etc. ; en un mot, une véritable « liturgie « correspondant mutatis mutandis (1) aux divers chapitres de la métallurgie. De même, des incendies naturels peuvent parfois griller ou rôtir : mais il est très difficilement concevable (hors le cas des phénomènes volcaniques dont la distribution géographique est restreinte) qu'ils fassent bouillir ou cuire à la vapeur. Or ces méthodes de cuisson ne sont pas moins universelles que les autres. Donc on n'a pas raison d'exclure l'acte inventif, qui a certainement été requis pour les dernières méthodes, quand on veut expliquer les premières. La poterie offre un excellent exemple parce qu'une croyance très répandue veut qu'il n'y ait rien de plus simple que de creuser une motte d'argile et la durcir au feu. Qu'on essaye. Il faut d'abord découvrir des argiles propres à la cuisson ; or, si un grand nombre de conditions naturelles sont nécessaires à cet effet, aucune n'est suffisante, car aucune argile non mêlée à un corps inerte, choisi en fonction de ses caractéristiques particulières, ne donnerait après cuisson un récipient utilisable. Il faut élaborer les techniques du modelage qui permettent de réaliser ce tour de force de maintenir en équilibre pendant un temps appréciable, et de modifier en même temps, un corps plastique qui ne « tient « pas ; il faut enfin découvrir le combustible particulier, la forme du foyer, le type de chaleur et la durée de la cuisson, qui permettront de le rendre solide et imperméable, à travers tous les écueils des craquements, effritements et déformations. On pourrait multiplier les exemples. Toutes ces opérations sont beaucoup trop nombreuses et trop complexes pour que le hasard puisse en rendre compte. Chacune d'elles, prise isolément, ne signifie rien, et c'est leur combinaison imaginée, voulue, cherchée et expérimentée qui seule permet la réussite. Le hasard existe sans doute, mais ne donne par lui-même aucun résultat. Pendant deux mille cinq cents ans environ, le monde occidental a connu l'existence de l'électricité — découverte sans doute par hasard — mais ce hasard devait rester stérile jusqu'aux efforts intentionnels et dirigés par des hypothèses des Ampère et des Faraday. Le hasard n'a pas joué un plus grand rôle dans l'invention de l'arc, du boomerang ou de la sarbacane, dans la naissance de l'agriculture et de l'élevage, que dans la découverte de la pénicilline — dont on sait, au reste, qu'il n'a pas été absent. On doit donc distinguer avec soin la transmission d'une technique d'une génération à une autre, qui se fait toujours avec une aisance relative grâce à l'observation et à l'entraînement quotidien, et la création ou l'amélioration des techniques au sein de chaque génération. Celles-ci supposent toujours la même puissance imaginative et les mêmes efforts acharnés de la part de certains individus, quelle que soit la technique particulière qu'on ait en vue. Les sociétés que nous appelons primitives ne sont pas moins riches en Pasteur et en Palissy que les autres. Lévi-Strauss, Race et Histoire. Questions : 1. Résumez ce texte en une quinzaine de lignes. 2. Expliquez dans le texte les mots et expressions : — ethnologie, — âge d'or technologique, — un corps plastique. 3. Pensez-vous qu'à l'heure actuelle la transmission d'une technique puisse se faire encore « avec une aisance relative grâce à l'observation et à l'entraînement quotidien « ? Dans un développement composé de trente à cinquante lignes vous donnerez votre réponse. (1) Mutatis mutandis : en faisant les changements nécessaires.
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