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Michel Butor, Essais sur le roman

Publié le 24/04/2011

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« Lorsque le livre était un exemplaire unique, dont la fabrication exigeait un nombre d'heures de travail considérable, il apparaissait naturellement comme un « monument « (exegi monumentum aere perennius) (1), quelque chose de plus durable encore qu'une architecture de bronze. Qu'importait qu'une première lecture en fût longue et difficile, il était bien entendu qu'on avait un livre pour la vie. « Mais à partir du moment où des quantités d'exemplaires semblables ont été lancés sur le marché, on a eu tendance à faire comme si la lecture d'un livre le « consumait «, obligeant par conséquent à en acheter un autre pour le « repas « ou le loisir suivant, le prochain voyage en chemin de fer. « Je ne puis évidemment revenir à cette cuisse de poulet que j'ai déjà mangée. On aurait voulu qu'il en fût de même pour le livre, qu'on ne revienne pas sur un chapitre, que son parcours fût effectué une fois pour toutes ; d'où cette interdiction du retour en arrière. Finie la dernière page, le livre ne serait bon qu'à jeter ; ce papier, cette encre qui restent, des épluchures. Tout cela pour provoquer l'achat d'un autre livre qu'on espère aussi vite expédié. « Telle est la pente sur laquelle risque de glisser aujourd'hui le commerçant du livre, danger si pressant qu'on a pu voir dans ces dernières années un éditeur fort connu édicter pour sa maison la règle suivante : tout ouvrage qui n'était point épuisé dans l'année serait inéluctablement pilonné (2), tel un marchand de colifichets ne voulant pas s'encombrer d'articles périmés. Les plus intelligents et les plus courageux de ses aides avaient beau lui remontrer qu'il y avait là, quant au livre, quelque sottise, qu'une telle sévérité à l'égard de sa propre production était sans doute justifiée pour la plupart des petits romans qu'il avait proposés aux prix de fin d'année, mais que les essais, par exemple, en particulier lorsqu'ils étaient traduits d'une langue étrangère, avaient besoin d'un certain temps pour atteindre lentement mais sûrement leur public, il ne voulait rien entendre, proclamant que telles étaient les règles actuelles de l'industrie. Qu'on est loin, on le voit, du scripta manent (1). a II faut reconnaître en effet qu'une immense partie du commerce actuel de la librairie roule sur des objets de consommation ultra-rapide : les journaux quotidiens, périmés dès la parution du numéro suivant. L'habitude d'écrire pour ces feuilles amène presque fatalement à encourager les livres que l'on n'a pas besoin de relire, que l'on absorbe d'un seul coup, qui se lisent vite, se jugent vite, s'oublient vite. Mais il est évident qu'alors le livre comme tel est condamné à disparaître au profit des magazines illustrés, et surtout des magazines radiodiffusés ou télévisés. L'éditeur incapable de considérer son métier comme autre chose qu'une branche du journalisme coupe la branche sur laquelle il est assis. Si cette histoire n'a vraiment pas besoin d'être relue, s'il est absolument inutile de revenir en arrière, pourquoi ne pas l'écouter par l'intermédiaire d'un transistor, d'un magnétophone ou d'un pick-up, joliment dite par un acteur au goût du jour qui restituera à tous les mots leur intonation? a. C'est évidemment le développement de cette concurrence au livre qui nous oblige à repenser celui-ci sous tous ses aspects. C'est elle en fait qui le débarrassera de tous les malentendus qui l'encombrent encore, qui lui rendra sa dignité de monument, et remettra au premier plan tous les aspects que la poursuite forcenée d'une rapidité de consommation de plus en plus grande avait fait passer sous silence. « Le journal, la radio, la télévision, le cinéma vont obliger le livre à devenir de plus en plus « beau «, de plus en plus dense. De l'objet de consommation au sens le plus trivial du terme, on passe à l'objet d'étude et de contemplation, qui nourrit sans se consumer, qui transforme la façon dont nous connaissons et nous habitons l'univers. « Rien n'est plus remarquable à cet égard que l'actuelle évolution du livre à bon marché ou livre de poche : la proportion des classiques et des essais y est de plus en plus grande, en France comme dans tous les autres pays. Il se constitue ainsi peu à peu une sorte d'énorme bibliothèque publique, dont la consultation, l'usage est à la portée d'une clientèle incomparablement plus grande que celle des établissements anciens. On aurait traité de doux rêveur celui qui aurait dit avant la guerre qu'on trouverait vingt-cinq ans plus tard le Discours de la Méthode ou les Confessions de saint Augustin dans toutes les librairies des gares. « Michel Butor, Essais sur le roman. A votre choix, vous résumerez ce texte en respectant l'ordre de présentation des idées, ou vous l'analyserez en dégageant son idée centrale et en y rattachant les idées secondaires. Puis, vous en extrairez un problème dont vous préciserez les données et sur lequel vous exposerez, en les justifiant, vos propres vues.  

(1) « Les écrits restent «, proverbe latin. (1) « J'ai achevé un monument plus durable que le bronze «, phrase du poète latin Horace. (2) Pilonner un livre : le mettre au pilon qui le détruit complètement.

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