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Monsieur Bergeret a Paris Les Pères, qui possédaient dans le quartier une chapelle et d'immenses immeubles, se gardèrent d'intervenir dans une affaire électorale.

Publié le 11/04/2014

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Monsieur Bergeret a Paris Les Pères, qui possédaient dans le quartier une chapelle et d'immenses immeubles, se gardèrent d'intervenir dans une affaire électorale. Ils étaient trop soumis au Souverain Pontife pour enfreindre ses ordres; et le soin des oeuvres pies les tenait éloignés du siècle. Mais des amis laïques, qu'ils avaient, exprimèrent à propos, dans une circulaire la pensée des bons religieux. Voici le texte de cette circulaire, qui fut distribuée dans le quartier des Grandes-Écuries: Oeuvre de Saint-Antoine, pour retrouver les objets perdus, bijoux, valeurs, et généralement tous objets, meubles et immeubles, sentiments, affections, etc., etc. Messieurs, C'est principalement dans les élections que le diable s'efforce de troubler les consciences. Et pour atteindre ce but, il a recours à d'innombrables artifices. Hélas! n'a-t-il pas à son service toute l'armée des francs-maçons? Mais vous saurez déjouer les ruses de l'ennemi. Vous repousserez avec horreur et dégoût le candidat des incendiaires, des brûleurs d'églises et autres dreyfusards. C'est en portant au pouvoir des honnêtes gens que vous ferez cesser la persécution abominable qui sévit si cruellement à cette heure, et que vous empêcherez un gouvernement inique de mettre la main sur l'argent des pauvres. Votez tous pour M. Joseph LACRISSE AVOCAT A LA COUR D'APPEL Candidat de Saint-Antoine N'infligez point, messieurs, au bon saint Antoine cette douleur imméritée de voir échouer son candidat. Signé: RIBAGOU, avocat; WERTHEIMER, publiciste; FLORIMOND, architecte; BÈCHE, capitaine en retraite; MOLON, ouvrier. On voit par ces documents à quelle hauteur intellectuelle et morale le nationalisme a porté la discussion des candidatures municipales à Paris. XXIII Joseph Lacrisse, candidat nationaliste, mena très activement la campagne, dans le quartier des Grandes-Écuries, contre Anselme Raimondin, conseiller sortant, radical. Tout de suite il se sentit à l'aise dans les réunions publiques. Étant avocat et très ignorant, il parlait abondamment, sans que rien l'arrêtât jamais. Il étonnait, par la rapidité de son débit, les électeurs avec lesquels il demeurait en sympathie par le petit nombre et la simplicité de ses idées, et ce qu'il disait était toujours ce qu'ils auraient dit ou du moins voulu dire. Il prenait de grands avantages sur Anselme Raimondin. Il parlait sans cesse de son honnêteté et de l'honnêteté de ses amis politiques, répétait qu'il fallait nommer des honnêtes gens, et que son parti était le parti des honnêtes gens. Et comme c'était un parti nouveau, on le croyait. Anselme Raimondin, dans ses réunions, répliqua qu'il était honnête et très honnête; mais ses déclarations, venant après les autres, semblaient fastidieuses. Et, puisqu'il avait été en place et mêlé aux affaires, on ne croyait pas facilement qu'il fût honnête, tandis que Joseph Lacrisse brillait d'innocence. Lacrisse était jeune, agile, d'aspect militaire. Raimondin était petit, gros, à lunettes. Cela fut remarqué en un moment où le nationalisme avait soufflé dans les élections municipales le genre d'enthousiasme et même de XXIII 75 Monsieur Bergeret a Paris poésie qui lui est propre, et un idéal de beauté sensible au petit commerce. Joseph Lacrisse ignorait absolument toutes les questions d'édilité et jusqu'aux attributions des Conseils municipaux. Cette ignorance le servait. Son éloquence en était tout affranchie et soulevée. Anselme Raimondin, au contraire, se perdait dans les détails. Il avait pris le pli des affaires, l'habitude de la discussion technique, le goût des chiffres, la manie du dossier. Et, bien qu'il connût son public, il se faisait quelque illusion sur l'intelligence des électeurs qui l'avaient nommé. Il leur gardait un peu de respect, n'osait risquer des bourdes trop grosses et entrait dans des explications. Aussi semblait-il froid, obscur, ennui. Ce n'était pas un innocent. Il avait le sens de ses intérêts et de la petite politique. Voyant depuis deux ans son quartier submergé par les journaux nationalistes, par les affiches nationalistes, par les brochures nationalistes, il s'était dit que, le moment venu, il saurait bien, lui aussi, faire le nationaliste, et qu'il n'était pas bien difficile de flétrir les traîtres et d'acclamer l'armée nationale. Il n'avait pas assez redouté ses adversaires, estimant qu'il pourrait toujours dire comme eux. En quoi il s'était trompé. Joseph Lacrisse avait, pour exprimer la pensée nationaliste, un tour inimitable. Il avait trouvé notamment une phrase dont il faisait un fréquent usage, et qui semblait toujours belle et toujours nouvelle, celle-ci: «Citoyens, levons-nous tous pour défendre notre admirable armée contre une poignée de sans-patrie qui ont juré de la détruire.» C'était exactement ce qu'il fallait dire aux électeurs des Grandes-Écuries. Cette parole, chaque soir répétée, soulevait dans l'assemblée entière un enthousiasme auguste et formidable. Anselme Raimondin ne trouva rien de si bon, à beaucoup près. Et si les mots patriotiques lui venaient, il n'avait pas le ton qu'il fallait et ne produisait pas d'effet. Lacrisse couvrait les murailles d'affiches tricolores. Anselme Raimondin fit faire aussi des affiches aux trois couleurs. Mais soit que la peinture en fût trop lavée, soit que le soleil la mangeât, elles paraissaient pâles. Tout le trahissait; tous l'abandonnaient. Il perdait son assurance, il se faisait humble, prudent, petit. Il se dissimulait. Il devenait imperceptible. Et lorsque dans une salle de mastroquet, devant un décor de bastringue, il se levait pour parler, ce n'était plus qu'une ombre blafarde, d'où sortait une voix faible que couvraient la fumée des pipes et les rumeurs des citoyens. Il rappelait son passé. Il était, disait-il, un vieux lutteur. Il défendait la République. Cela aussi coulait sans bruit et sans nul écho sonore. Les électeurs des Grandes-Écuries voulaient que la République fût défendue par Joseph Lacrisse, qui avait conspiré contre elle. C'était leur idée. Les réunions n'étaient pas contradictoires. Une fois seulement, Raimondin fut invité à se rendre à une réunion nationaliste. Il y vint; mais il ne put parler et il fut flétri par un ordre du jour voté dans le tumulte et l'obscurité, le propriétaire ayant coupé le gaz lorsque l'on commençait à briser les banquettes. Les réunions, aux Grandes-Écuries comme dans tous les quartiers de Paris, furent tumultueuses médiocrement. On y déploya de part et d'autre la molle violence propre à ce temps, et qui est le caractère le plus sensible de nos moeurs politiques. Les nationalistes y jetèrent, selon l'usage, ces injures monotones dans lesquelles les noms de vendu, de traître et d'infâme prennent un air de faiblesse et de langueur. Les cris qu'on y poussa témoignaient d'un extrême affaiblissement physique et moral, d'un vague mécontentement uni à une profonde stupeur et d'une inaptitude définitive à penser les choses les plus simples. Beaucoup d'invectives et peu de rixes. C'est à peine s'il y eut chaque nuit deux ou trois blessés ou contus, dans les deux partis. On portait ceux de Lacrisse chez Delapierre, pharmacien nationaliste, à côté du manège, et ceux de Raimondin chez Job, pharmacien radical, vis-à-vis du marché. Et à minuit, il n'y avait plus personne dans les rues. Le dimanche, 6 mai, à six heures, Joseph Lacrisse, entouré de ses amis, attendait le résultat du scrutin dans une boutique à louer, décorée d'affiches et de drapeaux. C'était le siège du Comité. M. Bonnaud, charcutier, vint lui annoncer qu'il était élu par deux mille trois cent neuf voix contre mille cinq cent quatorze données à M. Raimondin. --Citoyen, lui dit Bonnaud, nous sommes bien contents. C'est une victoire pour la République. XXIII 76

« poésie qui lui est propre, et un idéal de beauté sensible au petit commerce. Joseph Lacrisse ignorait absolument toutes les questions d'édilité et jusqu'aux attributions des Conseils municipaux.

Cette ignorance le servait.

Son éloquence en était tout affranchie et soulevée.

Anselme Raimondin, au contraire, se perdait dans les détails.

Il avait pris le pli des affaires, l'habitude de la discussion technique, le goût des chiffres, la manie du dossier.

Et, bien qu'il connût son public, il se faisait quelque illusion sur l'intelligence des électeurs qui l'avaient nommé.

Il leur gardait un peu de respect, n'osait risquer des bourdes trop grosses et entrait dans des explications.

Aussi semblait-il froid, obscur, ennui. Ce n'était pas un innocent.

Il avait le sens de ses intérêts et de la petite politique.

Voyant depuis deux ans son quartier submergé par les journaux nationalistes, par les affiches nationalistes, par les brochures nationalistes, il s'était dit que, le moment venu, il saurait bien, lui aussi, faire le nationaliste, et qu'il n'était pas bien difficile de flétrir les traîtres et d'acclamer l'armée nationale.

Il n'avait pas assez redouté ses adversaires, estimant qu'il pourrait toujours dire comme eux.

En quoi il s'était trompé.

Joseph Lacrisse avait, pour exprimer la pensée nationaliste, un tour inimitable.

Il avait trouvé notamment une phrase dont il faisait un fréquent usage, et qui semblait toujours belle et toujours nouvelle, celle-ci: «Citoyens, levons-nous tous pour défendre notre admirable armée contre une poignée de sans-patrie qui ont juré de la détruire.» C'était exactement ce qu'il fallait dire aux électeurs des Grandes-Écuries.

Cette parole, chaque soir répétée, soulevait dans l'assemblée entière un enthousiasme auguste et formidable.

Anselme Raimondin ne trouva rien de si bon, à beaucoup près. Et si les mots patriotiques lui venaient, il n'avait pas le ton qu'il fallait et ne produisait pas d'effet. Lacrisse couvrait les murailles d'affiches tricolores.

Anselme Raimondin fit faire aussi des affiches aux trois couleurs.

Mais soit que la peinture en fût trop lavée, soit que le soleil la mangeât, elles paraissaient pâles.

Tout le trahissait; tous l'abandonnaient.

Il perdait son assurance, il se faisait humble, prudent, petit.

Il se dissimulait. Il devenait imperceptible. Et lorsque dans une salle de mastroquet, devant un décor de bastringue, il se levait pour parler, ce n'était plus qu'une ombre blafarde, d'où sortait une voix faible que couvraient la fumée des pipes et les rumeurs des citoyens.

Il rappelait son passé.

Il était, disait-il, un vieux lutteur.

Il défendait la République.

Cela aussi coulait sans bruit et sans nul écho sonore.

Les électeurs des Grandes-Écuries voulaient que la République fût défendue par Joseph Lacrisse, qui avait conspiré contre elle.

C'était leur idée. Les réunions n'étaient pas contradictoires.

Une fois seulement, Raimondin fut invité à se rendre à une réunion nationaliste.

Il y vint; mais il ne put parler et il fut flétri par un ordre du jour voté dans le tumulte et l'obscurité, le propriétaire ayant coupé le gaz lorsque l'on commençait à briser les banquettes.

Les réunions, aux Grandes-Écuries comme dans tous les quartiers de Paris, furent tumultueuses médiocrement.

On y déploya de part et d'autre la molle violence propre à ce temps, et qui est le caractère le plus sensible de nos moeurs politiques.

Les nationalistes y jetèrent, selon l'usage, ces injures monotones dans lesquelles les noms de vendu, de traître et d'infâme prennent un air de faiblesse et de langueur.

Les cris qu'on y poussa témoignaient d'un extrême affaiblissement physique et moral, d'un vague mécontentement uni à une profonde stupeur et d'une inaptitude définitive à penser les choses les plus simples.

Beaucoup d'invectives et peu de rixes.

C'est à peine s'il y eut chaque nuit deux ou trois blessés ou contus, dans les deux partis.

On portait ceux de Lacrisse chez Delapierre, pharmacien nationaliste, à côté du manège, et ceux de Raimondin chez Job, pharmacien radical, vis-à-vis du marché.

Et à minuit, il n'y avait plus personne dans les rues. Le dimanche, 6 mai, à six heures, Joseph Lacrisse, entouré de ses amis, attendait le résultat du scrutin dans une boutique à louer, décorée d'affiches et de drapeaux.

C'était le siège du Comité.

M.

Bonnaud, charcutier, vint lui annoncer qu'il était élu par deux mille trois cent neuf voix contre mille cinq cent quatorze données à M.

Raimondin. —Citoyen, lui dit Bonnaud, nous sommes bien contents.

C'est une victoire pour la République.

Monsieur Bergeret a Paris XXIII 76. »

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