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Musset (1810-1857) Lorenzaccio, III, 3

Publié le 04/03/2011

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musset

Poussé par une inspiration irrépressible, le jeune Lorenzo, étudiant sage, décide de tuer un tyran. Son choix se porte sur son cousin, Alexandre de Médicis, qui règne à Florence en despote. Lorenzo se glisse dans l'entourage du duc et devient son compagnon de débauche. Mais au cours de cette « descente en enfer «, il prend conscience, d'une part, de son goût personnel pour la débauche et la corruption, d'autre part, de la lâcheté de l'humanité. Par fidélité à lui-même, il maintient son projet d'assassinat bien que celui-ci n 'ait plus guère de motivation politique. Cette attitude semble incompréhensible à Philippe Strozzi, son ami libéral, qui le somme de s'expliquer. C'est ce que fait Lorenzo dans cette tirade.

 

Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre? Veux-tu donc que je m'empoisonne, ou que je saute dans l'Arno? veux-tu donc que je sois un spectre, et qu'en frappant sur ce squelette... ( Il frappe sa poitrine.) il n'en sorte aucun son? Si 5 je suis l'ombre de moi-même, veux-tu donc que je rompe le seul fil qui rattache aujourd'hui mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois ! Songes-tu que ce meurtre, c'est tout ce qui me reste de ma vertu? Songes-tu que je glisse depuis deux ans sur un rocher taillé à pic, et que ce meurtre est le seul 10 brin d'herbe où j'aie pu cramponner mes ongles? Crois-tu donc que je n'aie plus d'orgueil, parce que je n'ai plus de honte, et veux-tu que je laisse mourir en silence l'énigme de ma vie? Oui, cela est certain, si je pouvais revenir à la vertu, si mon apprentissage du vice pouvait s'évanouir, j'épargnerais 15 peut-être ce conducteur de bœufs — mais j'aime le vin, le jeu et les filles, comprends-tu cela? Si tu honores en moi quelque chose, toi qui me parles, c'est mon meurtre que tu honores, peut-être justement parce que tu ne le ferais pas. Voilà assez longtemps, vois-tu, que les républicains me couvrent de boue 20 et d'infamie; voilà assez longtemps que les oreilles me tintent, et que l'exécration des hommes empoisonne le pain que je mâche. J'en ai assez de me voir conspué par des lâches sans nom, qui m'accablent d'injures pour se dispenser de m'assommer, comme ils le devraient. J'en ai assez d'entendre 25 brailler en plein vent le bavardage humain; il faut que le monde sache un peu qui je suis, et qui il est. Dieu merci, c'est peut-être demain que je tue Alexandre; dans deux jours j'aurai fini. Ceux qui tournent autour de moi avec des yeux louches, comme autour d'une curiosité monstrueuse 30 apportée d'Amérique, pourront satisfaire leur gosier, et vider leur sac à paroles. Que les hommes me comprennent ou non, qu'ils agissent ou n'agissent pas, j'aurai dit tout ce que j'ai à dire; je leur ferai tailler leurs plumes, si je ne leur fais pas nettoyer leurs piques, et l'Humanité gardera sur sa joue le 35 soufflet de mon épée marqué en traits de sang. Qu'ils m'appellent comme ils voudront, Brutus ou Érostrate, il ne me plaît pas qu'ils m'oublient. Ma vie entière est au bout de ma dague, et que la Providence retourne ou non la tête en m'entendant frapper, je jette la nature humaine à pile ou face 40 sur la tombe d'Alexandre — dans deux jours, les hommes comparaîtront devant le tribunal de ma volonté. Lorenzaccio, III, 3

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