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NATIONS ET RÉGIMES. Raymond ARON

Publié le 22/08/2011

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Les régimes politiques d'une époque donnée, qui président à l'organisation d'un certain type de société, présentent inévitablement des traits communs. Mais ils diffèrent au moins par le mode de désignation de ceux qui exercent la souveraine autorité, par la manière dont ces derniers prennent leurs décisions, donc par les relations qui s'établissent entre les individus, l'opinion, les groupes sociaux d'une part, ceux qui gouvernent d'autre part. Les mêmes hommes n'arrivent pas au pouvoir dans tous les régimes, ils n'agissent pas dans les mêmes conditions ni sous les mêmes pressions. Postuler que les mêmes hommes dans des circonstances différentes ou des hommes différents dans les mêmes circonstances prennent des décisions équivalentes ressortit à une étrange philosophie, implique l'une ou l'autre des deux théories suivantes : ou bien la diplomatie serait rigoureusement déterminée par des causes impersonnelles, les acteurs individuels occupant le devant de la scène mais jouant des rôles appris par coeur, ou bien la conduite de l'unité politique devrait être commandée par un « intérêt national «, susceptible d'une définition rationnelle, les péripéties des luttes intérieures et les changements de régime ne modifiant pas (ou ne devant pas modifier) cette définition. Chacune de ces philosophies peut être, me semble-t-il, réfutée par les faits. Staline avait-il la même vision du monde historique que Nicolas II? Le successeur de celui-ci aurait-il eu la même vision que le militant bolchevik, sorti vainqueur de la lutte entre les diadoques? Hitler avait-il la même vision de l'avenir allemand que Stresemann ou Brüning? Le chef d'un parti démocratique ou un Hohenzollern aurait-il lancé l'Allemagne à l'assaut des démocraties occidentales et de l'Union soviétique dans le style adopté par le Führer du Me Reich? Questions rhétoriques, objectera le lecteur. Il est bien évident que la réponse est négative : stratégie et tactique de Hitler étaient autres que celles de Stresemann ou d'un éventuel descendant du roi de Prusse. Par stratégie, j'entends à la fois les objectifs à long terme et la représentation de l'univers historique qui en rend le choix intelligible; par tactique, j'entends les réactions au jour le jour, la combinaison des moyens en vue des buts préalablement fixés. Prétendre que stratégie et tactique d'une unité politique (nationale ou impériale) demeurent constantes quel que soit le régime, est tout simplement absurde. En ce sens, la proposition : la diplomatie de l'Union soviétique est communiste et non russe ne prête pas à contestation. La charge de la preuve incombe, en tout cas, à ceux qui voudraient la nier. Au-delà de cette évidence se pose le vrai problème. Jusqu'à quel point les politiques étrangères changent-elles avec les régimes? Faisons-le observer immédiatement : ce n'est pas là une question de théorie mais de fait. La réponse varie peut-être selon les époques et les conjonctures. A notre époque, les substitutions de régimes ont entraîné des bouleversements diplomatiques. L'action extérieure des Etats n'a pas été moins influencée par les idéologies que l'organisation des sociétés. Prenons les deux exemples du Ille Reich et de l'Union soviétique. L'aventure hitlérienne s'inspirait d'une philosophie dans laquelle se mêlaient des théories d'origines diverses : théorie raciste de Gobineau ou de Houston Chamberlain, théorie géopolitique de Mackinder et de Haushofer, mépris des Slaves considérés comme des Untermenschen, haine des Juifs, race maudite à éliminer comme les bêtes malfaisantes, besoin d'espace de peuplement vers l'est de l'Europe, détestation du christianisme, religion sémitique des faibles, etc. En 1930, aucun des hommes politiques de la République de Weimar n'aurait admis la possibilité d'une entreprise semblable à celle que Hitler, en toute lucidité, inaugura en 1933, réarmement, annexion de l'Autriche, liquidation de la Tchécoslovaquie, mise hors de combat de la France, agression contre l'Union soviétique 1, etc. Certains de ces objectifs étaient communs à Hitler et aux conservateurs allemands (l'élargissement de l'espace), d'autres étaient communs à la plus grande partie de l'opinion allemande (égalité des droits, réarmement, Anschluss). Ni les nostalgiques de l'Allemagne impériale ni les partis de la République de Weimar ne nourrissaient d'aussi vastes ambitions, inspirées par une pareille conception du monde. La tactique était peut-être plus spécifiquement hitlérienne que la stratégie. Elle différait profondément d'une tactique traditionnelle ou démocratique parce qu'elle appliquait, sur la scène internationale, des méthodes mises à l'épreuve au cours des batailles intérieures. La stratégie élargie, pour reprendre l'expression à la mode il y a une vingtaine d'années, comportait l'emploi constant de la propagande, qui complétait et renouvelait les procédés classiques de la diplomatie. La « mise au défi « fut, durant une première période, l'instrument du succès. Au lieu de se plier à la volonté du plus fort, conformément aux pratiques policées des chancelleries, Hitler agissait comme s'il était maître du jeu, mettant ses adversaires au défi d'employer, en temps de paix, la force pour le contraindre. L'acte même dans lequel les observateurs superficiels voient la preuve que la diplomatie stalinienne ou hitlérienne n'était pas idéologique, le pacte germano-russe de 1939, est, correctement interprété, la preuve sinon du contraire, du moins de l'influence qu'exercent les régimes, à notre époque, sur le cours des événements. En effet, un régime analogue à celui de la République de Weimar, ou bien un régime dérivé du tsarisme tel qu'il était en 1900, n'aurait pu, du jour au lendemain, renverser sa propagande. La République de Weimar, il est vrai, avait conclu le pacte de Rapallo et la Reichswehr procédé à des essais d'armes avec la coopération de l'armée rouge. Les rois et les empereurs avaient donné jadis l'exemple du partage de la Pologne. Mais, au XXe siècle, la diplomatie de tous les régimes non révolutionnaires a perdu la capacité de cynisme dont firent preuve, en 1939, Staline et Hitler. Obligée de persuader l'opinion de présenter les alliés comme bons et les ennemis comme méchants, la diplomatie des Etats européens, conservateurs ou parlementaires, est modeste en ses objectifs lointains, avec une marge limitée de manoeuvre à chaque instant. Seuls des régimes dont les gouvernants ont, à court terme, une liberté à peu près entière par rapport à l'opinion peuvent, d'une minute à l'autre, brûler ce qu'ils adoraient, adorer ce qu'ils brûlaient sans même que les gouvernés en soient profondément troublés, les uns ne croyant à aucune propagande, d'autres croyant à la vérité de chaque instant, d'autres enfin prêts à faire crédit à la ruse nécessaire de leurs maîtres. Dans cette ligne, on formulerait la proposition suivante : les tactiques diplomatiques sont d'autant plus souples que les régimes sont plus autoritaires, c'est-à-dire les gouvernants moins soumis aux pressions des groupes ou de l'opinion; d'autre part, les objectifs des diplomaties varient avec les régimes et sont d'autant plus rigoureusement déterminés que le régime est davantage idéologique. Ces deux propositions sont probables, médiocrement instructives, et elles exigent quelques corrections. Dire que la souplesse tactique est à la mesure de la liberté d'action des gouvernants est plutôt une platitude qu'une loi. D'autre part, si les gouvernants croient sincèrement à un déroulement, à l'avance déterminé, de l'histoire à venir, ils ne peuvent pas ne pas rapporter leurs plans à cette vision prophétique. Il n'en résulte pas que les décisions singulières ne soient jamais affectées par l'idéologie ou que la stratégie demeure toujours rigide.

Raymond ARON.

Paix et guerre entre les nations, Chap. x. Calmann-Lévy éditeur, 1962.

1. Je n'affirme pas que, dès 1933, Hitler connaissait les étapes successives de son entreprise. Mais il savait où il voulait en venir : victoire sur l'Union soviétique, élargissement de l'espace allemand.

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