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Passions et société.

Publié le 30/03/2011

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L'homme n'est pas comme les autres animaux qui n'ont que l'instinct de l'amour-propre et celui de l'accouplement ; non seulement il a cet amour-propre nécessaire pour sa conservation, mais il a aussi pour son espèce une bienveillance naturelle qui ne se remarque pas dans les bêtes. Qu'une chienne voie en passant un chien de la même mère (*) déchiré en mille pièces et tout sanglant, elle en prendra un morceau sans concevoir la moindre pitié, et continuera son chemin ; et cependant cette même chienne défendra son petit et mourra en combattant, plutôt que de souffrir qu'on le lui enlève. Au contraire, que l'homme voie un joli enfant près d'être dévoré par quelque animal, il sentira malgré lui une inquiétude, une anxiété que la pitié fera naître, et un désir d'aller à son secours. Il est vrai que ce sentiment de pitié et de bienveillance est souvent étouffé par la fureur de l'amour-propre : aussi la nature sage ne devrait pas nous donner plus d'amour pour les autres que pour nous-même ; c'est déjà beaucoup que nous ayons cette bienveillance qui nous dispose à l'union avec les hommes. Mais cette bienveillance serait encore un faible secours pour nous faire vivre en société : elle n'aurait jamais pu servir à fonder de grands empires et des villes florissantes, si nous n'avions pas eu de grandes passions. Ces passions, dont l'abus fait à la vérité tant de mal, sont, en effet, la principale cause de l'ordre que nous voyons aujourd'hui sur la terre. L'orgueil est surtout le principal instrument avec lequel on a bâti ce bel édifice de la société. A peine les besoins eurent rassemblé quelques hommes que les plus adroits d'entre eux s'aperçurent que tous ces hommes étaient nés avec un orgueil indomptable aussi bien qu'avec un penchant invincible pour le bien-être. Il ne fut pas difficile de leur persuader que, s'ils faisaient pour le bien commun de la société quelque chose qui leur coûtait peu de leur bien-être, leur orgueil en serait amplement dédommagé. On distingua donc de bonne heure les hommes en deux classes : la première, des hommes divins qui sacrifient leur amour-propre au bien public ; la seconde, des misérables qui n'aiment qu'eux-mêmes ; tout le monde voulut et veut encore être de la première classe, quoique tout le monde soit, dans le fond du cœur, de la seconde ; et les hommes les plus lâches et les plus abandonnés à leurs propres désirs crièrent plus haut que les autres qu'il fallait tout immoler au bien public. L'envie de commander, qui est une des branches de l'orgueil, et qui se remarque aussi visiblement dans un pédant de collège et dans un bailli de village que dans un pape et dans un empereur, excita encore puissamment l'industrie (!) humaine pour amener les hommes à obéir à d'autres hommes ; il fallut leur faire connaître clairement qu'on en savait plus qu'eux et qu'on leur serait utile. Il fallut surtout se servir de leur avarice (2) pour acheter leur obéissance. On ne pouvait leur donner beaucoup sans avoir beaucoup, et cette fureur d'acquérir les biens de la terre ajoutait tous les jours de nouveaux progrès à tous les arts.

Cette machine n'eût pas été loin sans le secours de l'envie, passion très naturelle que les hommes déguisent toujours sous le nom d'émulation. Cette envie réveilla la paresse et aiguisa le génie de quiconque vit son voisin puissant et heureux. Ainsi, de proche en proche, les passions seules réunirent les hommes et tirèrent du sein de la terre tous les arts et tous les plaisirs. L'amour-propre et toutes ses branches sont aussi nécessaires à l'homme que le sang qui coule dans ses veines; et ceux qui veulent lui ôter ses passions parce qu'elles sont dangereuses ressemblent à celui qui voudrait ôter à un homme tout son sang parce qu'il peut tomber en apoplexie. Voltaire, Traité de métaphysique (rédigé en 1734). 1. Dans une première partie, vous présenterez un résumé ou une analyse de ce texte, en indiquant votre choix au début de la copie. 2. Dans une deuxième partie, intitulée discussion, vous dégagerez du texte un problème auquel vous attachez un intérêt particulier; vous en préciserez les données et vous exposerez, sous forme d'une argumentation ordonnée, en vous appuyant sur des exemples, vos propres vues sur la question.

(1) L'industrie : l'activité. (2) Avarice : cupidité.   

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