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Paul BOURGET (1852-1935) Deux lignées romanesques au XIXe siècle : le roman de caractères et le roman de mœurs

Publié le 15/01/2018

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Paul BOURGET (1852-1935)

Deux lignées romanesques

au XIXe siècle :

le roman de caractères et le roman de mœurs

Bourget donnait, en 1884, une préface à Le Rouge et le Noir, édité par Conquet en trois volumes. Son texte, intitulé Réflexions sur l'art du roman, a été repris dans Etudes et Portraits, I, 188g, pp. 261-279. Bourget opposait l'esthétique du roman de mœurs à celle du roman de caractères. Selon qu'ils avaient pratiqué l'une ou l'autre, les roman­ciers du ¿xe siècle se répartissaient en deux lignées. Seul Balzac, aux yeux de Bourget, avait réussi à être à la fois le peintre des mœurs et des caractères.

L'ensemble des phénomènes physiques et moraux qui constituent l'homme est à ce point touffu et confus, mouvant et changeant, que l'obser­vateur doit, qu'il le veuille ou non, choisir parmi eux, et c'est de ce choix que dépend la direction finale de son œuvre. Il est arrivé que Stendhal a choisi en effet un champ, et que nos romanciers contemporains en ont choisi un autre, et c'est pour cela qu'entre Le Rouge et le Noir et Madame Bovary, par exemple, la relation est nulle. Un terme me semble marquer toute la différence. Beyle a écrit des romans de caractères, et nos romanciers, à la suite de Flaubert et de ses fervents, écrivent tous des romans de mœurs.


C'est là une distinction si fondamentale, qu'elle domine et Stendhal et l'école nouvelle, et qu'elle touche à l'essence même de la littérature romanesque.

Ce que l'on appelle le caractère réside chez un homme, et par définition dans les quelques traits profondément individuels qui le distinguent et font de lui un être à part des autres. Ce que l'on appelle les mœurs réside au contraire dans les quelques traits généraux qui conviennent à une classe entière de personnes, en sorte que deux habitants d'une même petite ville et de même condition, deux membres d'une même confrérie, pourront se ressembler beaucoup par les mœurs et différer totalement par le caractère. Étant donné une espèce sociale, celle des avocats, des médecins, des profes­seurs, le psychologue qui fait l'anatomie de cette espèce rencontre aussitôt un certain nombre d'habitudes communes, imprimées par le métier ; puis, dans chaque échantillon de cette espèce, un certain nombre d'habitudes spéciales et originales, attribuables à la nature propre de celui qui les possède. Le romancier qui se trouve en présence de cette vaste classe peut donc se proposer un double but : ou bien il tentera de saisir et de reproduire

ressemblances du groupe tout entier, ou bien il sera intéressé par l'originalité de tel ou tel membre du groupe, et il s'attachera de son mieux à peindre le personnage singulier dans son relief natif ou acquis. Dans le premier cas, il écrira un roman de mœurs ; dans le second, il composera un roman de caractères, et la divergence du but aura pour corollaire une divergence absolue de la méthode.

Si l'écrivain a pour ambition d'exécuter un roman de mœurs, ses

nages se trouveront devoir représenter une classe entière, et par conséquent ils devront rester moyens, ils ne seront ni trop réussis ni trop avortés ; car ni l'extrême intensité, ni l'excessive dépression ne sont la règle commune. Mais c'est surtout le talent trop complet qui détruit la valeur de représen­tation générale d'un homme. Il est très évident qu'un bon roman sur les avocats ne saurait avoir comme héros un Berryer ou un Gambetta, pas plus qu'un bon roman sur l'armée ne saurait incarner l'officier dans Napoléon. Ce sont là des créatures exorbitantes, chez lesquelles le génie personnel s'additionne au métier dans une quantité trop forte. Le romancier de mœurs est donc amené à copier dans un groupe social quelconque l'homme ordinaire et à l'entourer d'événements ordinaires. De là dérivent les traits principaux qui se reconnaissent dans tant de romans contemporains : médiocrité des héros, diminution systématique de l'intrigue, suppression presque complète des faits dramatiques, multiplicité du détail presque insignifiant, car il a

une signification de vie                         objet propre de la peinture. On peut

considérer, même aujourd'hui,                   sentimentale de Flaubert comme

le modèle le plus définitif de cette sorte de romans. C'est bien la jeunesse du temps de Louis-Philippe qui revit toute dans cette œuvre, représentée par des personnages tels qu'il a dû s'en rencontrer beaucoup aux environs de 1845. D'innombrables échantillons ont évidemment existé, en tout pareils à ceux que le botaniste psychologique a catalogués et desséchés dans son herbier. C'est bien là un morceau des mœurs d'une époque, et, qu'on aime ou non ce singulier livre, exécuté avec un si vigoureux talent dans un parti‑


pris de grisaille et de monotonie, il est impossible de ne pas se dire, en le fermant, qu'on vient d'assister au détail d'une existence comme il s'en est produit des milliers de semblables à la même époque et sous le jeu des mêmes circonstances sociales.

Si le romancier de mœurs cherche ainsi l'effacement et la moyenne, il est logique que le romancier de caractères cherche, lui, tout au contraire, la saillie et l'exception. Du point de vue de la représentation d'une classe sociale, l'individu typique est celui qui réunit en lui les qualités et les défauts ordinaires de cette classe, partant un personnage médiocre ; en revanche, il semble que, dans l'ordre du caractère, l'individu typique est celui qui porte ce caractère à son plus haut degré d'intensité. Tartufe ne s'offre pas comme un très bon représentant de la classe de ceux qui hantent les églises, car il constitue une exception par la noirceur de son mensonge, la férocité de son égoïsme, l'acharnée et sourde persévérance de ses entreprises ; il est, par contre, un excellent exemplaire de l'hypocrite, car tous les traits de l'hypocrite sont ceux qui se retrouvent dans ce caractère, montrés sous la pleine lumière et avec un développement accompli. De même le Julien Sorel de Rouge et Noir n'est pas un bon représentant du plébéien instruit et pauvre qui veut se hisser jusqu'aux hautes sphères du monde. Sa haine invincible contre l'ordre établi, ses qualités formidables de résolution, l'ardeur folle de sa convoitise, l'isolent du reste de ses pareils et en font une sorte de monstre social. Il est, d'autre part, un excellent exemplaire de l'ambitieux, préci­sément parce que ces facultés exceptionnelles sont celles qui mettent un homme en guerre avec ses semblables et qui le précipitent à l'assaut de la fortune, en proie au plus sauvage désir de parvenir.

On pourrait multiplier les exemples. Ces deux-là suffisent à montrer .que le peintre de caractères aboutit aussi nécessairement à copier le person­nage supérieur que le peintre de mœurs à reproduire le personnage moyen. La littérature d'observation, suivant qu'elle s'oriente d'un côté ou de l'autre, change donc sa méthode en changeant son objet. Peut-être l'effort suprême :Onsisterait-il à reproduire à la fois les mœurs et les caractères. Balzac l'a tenté. Il y a réussi à maintes reprises. Mais beaucoup de critiques lui reprochent ses parfumeurs hommes de génie, ses dandies à haute portée intellectuelle, ses boursiers napoléoniens, et les autres ne lui pardonnent pas les prodigalités de ses humbles descriptions, le pullulement de ses bourgeois, de ses maniaques et de ses imbéciles. En définitive, il est demeuré le seul capable de cette double vision du monde social et du monde individuel, grâce à une puissance de génie créateur qui le met à part de toutes les théories.

 

Études et Portraits, 188g, Lemerre, tome 1, pp. 268-273, et Plon.

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« C' est là une distinction si fondamen tale, qu'elle dom ine et Stendha l et l'éco le nou velle, et qu'elle touche à l'essence même de la littérature romanesque.

Ce que l'on appelle le caractère réside chez un homme, et par défin ition dans les quelques traits profondément individuels qui le distinguent et font de lui un être à pa rt des autre s.

Ce que l'on appelle les mœu rs réside au co ntraire dans les quelques traits généraux qui conv iennent à une classe entière de perso nnes, en sorte que deux habitants d'une même petite ville et de même condit ion, deux membres d'une même confrér ie, pou rront se resse mbler beaucoup par les mœu rs et différer totalement par le carac tère.

É tant donné une espèce sociale , celle des avocats, des méd ecins , des profes­ seurs, le psychol ogue qui fait l'ana tom ie de cette espèce rencontre aussitôt un certain nombre d'habitudes communes, imprimées par le métier ; pu is, dans chaque échan tillon de cette espèce, un certain nombre d'habitudes spécia les et origin ales, attri buables à la nature propre de celui qui les possède.

Le roma ncier qui se tro uve en présence de cette vaste classe peut donc se proposer un double but : ou bien il ten tera de saisir et de repro duire ressemblances du groupe tout entier, ou bien il sera intéressé par l'originalité de tel ou tel membre du group e, et il s'att achera de son mieux à pein dre le personn age singulier dans son relief natif ou acq uis.

Da ns le premier cas, il écrira un roman de mœ urs ; dans le secon d, il com posera un roman de caractèr es, et la diverge nce du but aura pour corollaire une divergence abso lue de la méthode .

Si l'éc rivain a po ur amb ition d'exécu ter un roman de mœ urs, ses nages se trouveront devoir représenter une classe entière, et par co nséquent ils devront rester moyens , ils ne seron t ni trop réussis ni trop avortés ; car ni l'extrê me intens ité, ni l'ex cessive dépression ne sont la règ le commune.

Mais c'est surtou t le talent trop complet qui détruit la valeur de représen­ tation générale d'un homme.

Il est très évident qu'un bon roman sur les avocats ne saurait avoir comme héros un Berryer ou un Gam betta, pas plus qu'un bon roman sur l'armée ne saurait incarner l'officier dans Napol éon.

Ce sont là des créatures exorbitantes, chez lesquell es le génie personnel s'a dditionne au métier dans une quantité trop forte.

Le rom ancier de mœ urs est donc amené à copier dans un groupe social quelc onque l'homme ordinaire et à l'en tourer d'événemen ts ordinair es.

De là dérivent les traits princip aux qui se reconna issent dans tant de roma ns con temp orains : médio crité des héros , diminu tion systém atique de l'in trigue, suppressi on pres que complète des faits drama tiques, multiplicité du détail presque insigni fiant, car il a une signification de vie objet propre de la peint ure .

On peut co nsidérer, même aujourd' hui , sentimentale de Flaubert comme le mo dèle le plus définitif de cette sorte de romans.

C'est bien la jeunesse du tem ps de Lou is-Ph ilippe qui revit toute dans cette œuvre , représen tée par des personnages tels qu'il a dû s'en rencon trer beaucou p aux environs de r845.

D'inno mbrables échantillons ont évidem ment existé, en tout pa reils à ceux que le botan iste psycholog ique a catalogués et dessé chés dans son herbier.

C'est bien là un morceau des mœurs d'une époq ue, et, qu'on aime ou non ce singulier livre, exécu té avec un si vigoureux talent dans un parti-. »

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