Pauline s'enquit de son passé, de sa vie intime: il s'assura
Publié le 11/04/2014
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Admirablement belle, délicieusement jolie! En vérité! s'écria Laurence toute surprise de ce mouvement,
vous me rendez bien heureuse de me dire cela! Venez, que je vous présente à elle.
Et, sans attendre sa
réponse, elle le prit par le bras et l'entraîna jusqu'au bout du salon, où Pauline essayait de se faire une
contenance on rangeant son métier de broderie.
Permets-moi, ma chère enfant, lui dit Laurence, de te
présenter un de mes amis que tu ne connais pas encore, et qui depuis longtemps désire beaucoup te connaître.
Puis, ayant nommé Montgenays à Pauline, qui, dans son trouble, n'entendit rien, elle adressa la parole à un
de ses camarades qui entrait; et, changeant de groupe, elle laissa Montgenays et Pauline face à face, pour ainsi
dire tête à tête, dans le coin du salon.
Jamais Pauline n'avait parlé à un homme aussi bien frisé, cravaté, chaussé et parfumé.
Hélas! on n'imagine pas
quel prestige ces minuties de la vie élégante exercent sur l'imagination d'une fille de province.
Une main
blanche, un diamant à la chemise, un soulier verni, une fleur à la boutonnière, sont des recherches qui ne
brillent plus en quelque sorte dans un salon que par leur absence; mais qu'un commis-voyageur étale ces
séductions inouïes dans une petite ville, et tous les regards seront attachés sur lui.
Je ne veux pas dire que tous
les coeurs voleront au-devant du sien, mais du moins je pense qu'il sera bien sot s'il n'en accapare pas
quelques-uns.
Cet engouement puéril ne dura qu'un instant chez Pauline.
Intelligente et fière, elle eut bientôt secoué ce reste
de provincialité mais elle ne put se défendre de trouver une grande distinction et un grand charme dans les
paroles que Montgenays lui adressa.
Elle avait rougi d'être troublée par le seul extérieur d'un homme.
Elle se
réconcilia avec sa première impression en croyant trouver dans l'esprit de cet homme le même cachet
d'élégance dont toute sa personne portait l'empreinte.
Puis cette attention particulière qu'il lui accordait, le soin
qu'il semblait avoir pris de se faire présenter à elle retirée dans un coin parmi les tasses de Chine et les vases
de fleurs, le plaisir timide qu'il paraissait goûter à la questionner sur ses goûts, sur ses impressions et ses
sympathies, la traitant de prime abord comme une personne éclairée, capable de tout comprendre et de tout
juger; toutes ces coquetteries de la politesse du monde, dont Pauline ne connaissait pas la banalité et la
perfidie, la réveillèrent de sa langueur habituelle.
Elle s'excusa un instant sur son ignorance de toutes choses;
Montgenays parut prendre cette timidité pour une admirable modestie ou pour une méfiance dont il se
plaignait d'une façon cafarde.
Peu à peu Pauline s'enhardit jusqu'à vouloir montrer qu'elle aussi avait de
l'esprit, du goût, de l'instruction.
Le fait est qu'elle en avait extraordinairement eu égard à son existence
passée, mais qu'au milieu de tous ces artistes brisés à une causerie étincelante elle ne pouvait éviter de tomber
parfois dans le lieu commun.
Quoique sa nature distinguée la préservât de toute expression triviale, il était
facile de voir que son esprit n'était pas encore sorti tout à fait de l'état de chrysalide.
Un homme supérieur à
Montgenays n'en eût été que plus intéressé à ce développement; mais le vaniteux en conçut un secret mépris
pour l'intelligence de Pauline, et il décida avec lui-même, dès cet instant, qu'elle ne lui servirait jamais que de
jouet, de moyen, de victime, s'il le fallait.
Qui eût pu supposer dans un homme froid et nonchalant en apparence une résolution si sèche et si cruelle?
Personne, à coup sûr.
Laurence, malgré tout son jugement, ne pouvait le soupçonner, et Pauline, moins que
personne, devait en concevoir l'idée.
Lorsque Laurence se rapprocha d'elle, se souvenant avec sollicitude qu'elle l'avait laissée auprès de
Montgenays troublée jusqu'à la fièvre, confuse jusqu'à l'angoisse, elle fut fort surprise de la retrouver brillante,
enjouée, animée d'une beauté inconnue, et presque aussi à l'aise que si elle eût passé sa vie dans le monde.
Regarde donc ton amie de province, lui dit à l'oreille un vieux comédien de ses amis; n'est-ce pas merveille
de voir comme en un instant l'esprit vient aux filles?
Laurence fit peu d'attention à cette plaisanterie.
Elle ne remarqua pas non plus, le lendemain, que Montgenays
était venu lui rendre visite une heure trop tôt, car il savait fort bien que Laurence sortait de la répétition à
quatre heures; et depuis trois jusqu'à quatre heures il l'avait attendue au salon, non pas seul, mais penché sur le Pauline
IV.
22.
»
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