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Princesse de Belgiojoso, sur la Révolution de 1848 à Milan

Publié le 14/04/2013

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La princesse Christine Belgiojoso, figure de l’histoire patriotique italienne exilée en 1831 en France, retourne dans son pays en 1848. Entièrement habitée par son projet de libérer la péninsule de la domination autrichienne, elle enrôle et mobilise des combattants, nomme des ambassadeurs afin de plaider sa cause. En août 1848, elle est à Milan alors que les armées des Habsbourg reprennent l’avantage sur les révolutionnaires italiens. Dans une recension publiée dans la Revue des Deux Mondes, elle décrit la solidarité et l’exaltation qui animaient les Milanais au moment de défendre leur ville.

La Révolution de 1848 à Milan

 

IV

 

 

Le 3 août, le roi et l’armée étaient donc aux portes de Milan ; la nouvelle de leur arrivée s’étant aussitôt répandue dans la ville, la joie et la confiance parurent y rentrer. « Le roi veut donc sérieusement nous défendre ; il ne nous abandonne pas ; que Dieu le récompense ! « Ces mots étaient dans toutes les bouches. On attendait cependant qu’une communication officielle vînt informer la population de l’arrivée et des intentions du roi, et, la journée étant déjà à moitié écoulée sans qu’aucune proclamation eût été faite, le soupçon rentra dans tous les cœurs. « Est-il bien vrai que le roi soit à nos portes ? S’il y est, pourquoi donc se cache-t-il ? Pourquoi nous laisse-t-on ainsi dans l’ignorance ? N’a-t-on pas confiance en nous ? Qui donc doit défendre nos rues, nos places, nos maisons ? Qui se tiendra derrière nos barricades ? N’est-ce pas nous ? Pourquoi donc ne pas nous avertir de ce qui se passe, ne pas nous apprendre ce que nous aurons à faire ? « Ce n’était pas seulement la classe moyenne, c’était le peuple qui parlait ainsi. Je pus m’en convaincre, car, tenant à m’éclairer par moi-même sur les dispositions des classes inférieures, que la haute société milanaise croyait assez tièdes, j’allai dans les quartiers les plus pauvres de la ville, entrant dans les plus humbles maisons, interrogeant tantôt les ouvriers isolés, tantôt les groupes réunis sur la voie publique, et partout j’entendis les mêmes réponses, je constatai le même sentiment : un désir violent d’en finir avec les Autrichiens et l’assurance du succès mêlée à une vague défiance à l’égard des chefs de l’armée piémontaise. « Que feront-ils là-bas ? « me disait un homme d’une cinquantaine d’années, à la taille athlétique, et dans les traits duquel se lisait un singulier mélange de ruse et de bonhomie joviale, un de ces hommes nés pour devenir ce que l’Italien appelle un capo popolo, et qui ce jour-là était déjà entouré d’un groupe d’auditeurs enthousiastes. « Que feront-ils là-bas ? reprenait-il en clignant de l’œil et en hochant la tête du côté de la porte Romaine. Y a-t-il quelqu’un ou n’y a-t-il personne ? Tout le monde est-il muet, qu’on ne nous informe de rien ? C’est aux soldats pourtant à commencer ; nous, nous resterons aux barricades, et il faut que les soldats occupent pendant quelques jours les Autrichiens avant que notre tour vienne. Alors, si tout le monde y a été de bon compte, vous nous verrez à l’œuvre ; nous démolirons plutôt nos maisons pierre à pierre pour les jeter sur les Autrichiens, nous ferons des montagnes de nos corps pour les empêcher de passer. « La pensée qui occupait tous les esprits, c’était qu’une sorte de fatalité ramenait les Autrichiens aux lieux mêmes d’où ils avaient été chassés et d’où ils s’étaient enfuis avec tant d’effroi. Le même cri sortait de toutes les bouches. « C’est ici que la guerre a commencé, c’est ici qu’elle finira ; nous avons porté le premier coup, nous porterons le dernier. «

 

 

Convaincue de l’excellent esprit du peuple, je me rendis au comité de défense pour l’engager à publier une proclamation qui instruisît les Milanais des résolutions du roi et du gouvernement, des dispositions prises pour assurer la défense de la ville, des ressources sur lesquelles Milan pouvait compter, et de la mesure dans laquelle on aurait à réclamer la coopération du peuple. On me promit de suivre ce conseil. J’étais encore au comité, lorsque plusieurs personnes vinrent formuler la même demande et obtinrent la même réponse. Quelqu’un me dit qu’un malentendu entre le roi et le peuple était à craindre, que l’on disait au peuple : Le roi ne veut pas se battre, et que l’on disait au roi : Le peuple ne se battra pas. Je compris alors qu’une démarche était nécessaire pour prémunir le roi contre ces faux rapports, et je me décidai à la tenter.

 

 

Le roi avait établi momentanément sa résidence dans une petite auberge voisine de la ville. Je m’y rendis le soir même, et j’exposai le but de ma visite à son secrétaire, le comte C… Après m’avoir écoutée avec attention, le secrétaire me dit qu’en effet plusieurs personnes avaient annoncé au roi que la population de Milan ne voulait pas se battre, mais que le moment viendrait bientôt de s’assurer qui avait raison. « Le roi, me dit-il, défendra Milan jusqu’à la dernière extrémité ; il n’est plus permis d’en douter depuis qu’il a refusé de se porter sur le Tessin et qu’il a préféré venir ici. « Je me retirai en le priant de féliciter le roi sur ses belles résolutions, et en lui répétant que la tranquillité publique était intéressée à ce qu’il y persistât.

 

 

Le comité de défense avait employé toute cette journée à faire rentrer dans la ville des provisions de bouche et des munitions de guerre ; on y avait aussi appelé des ouvriers et des soldats des campagnes. La petite ville de Monza, celles de Como, de Lecco et de Varèse nous avaient envoyé leurs gardes nationaux, et nous savions que les populations entières des montagnes voisines s’apprêtaient à nous venir en aide. Les paysans des villages environnant Milan arrivaient en foule pour travailler aux fortifications, qui s’élevaient rapidement. La vaste place d’armes qui s’étend devant le château était transformée en un camp fortifié entrecoupé de fossés, de redoutes et de palissades. Les remparts aussi étaient prêts à recevoir et à repousser l’ennemi ; les arbres qui en faisaient une ravissante promenade avaient été coupés, puis convertis en palissades, et des meurtrières avaient été pratiquées dans les parapets pour y recevoir des canons. Les maisons avaient été mises en état de défense, et nos principaux édifices étaient gardés par des forces imposantes. Plusieurs grandes salles des palais Borromeo et Litta étaient remplies de balles et de boulets. Les poudrières, situées à peu de distance de la ville, avaient été vidées, et le contenu ajouté aux dépôts qui existaient de tout temps à Milan. Ces approvisionnements, bien que très considérables, pouvant paraître insuffisants pour un long siège et des attaques multipliées, le comité avait fait venir de la Suisse soixante mille kilogrammes de poudre. À l’exception de deux ou trois portes donnant sur les routes par lesquelles l’ennemi était attendu, et qui avaient été murées pour plus de sûreté, les autres demeuraient encore ouvertes et laissaient par conséquent passer de longs convois de vivres. D’ailleurs, chaque famille jouissant de quelque aisance s’était approvisionnée pour plus d’un mois, et la pensée du superflu était bien loin de tous les esprits. Il faut avouer cependant que le comité de défense n’avait pas pris toutes les mesures nécessaires en pareil cas. Il eût dû, par exemple, fixer un maximum pour le prix des denrées de première nécessité. Ces précautions ayant été négligées, le prix de ces denrées s’éleva, dès les premiers jours du siège, à un taux exorbitant. Rien ne manquait pourtant encore ; mais l’augmentation subite de la population, les ravages commis dans quelques provinces par les Autrichiens, l’accumulation des vivres dans les maisons particulières, l’encombrement des routes et l’émigration des paysans avaient causé un dérangement momentané dans l’équilibre des besoins et des ressources. Il eût été du devoir du comité de veiller à ce que ce dérangement ne s’annonçât pas pour la ville comme une véritable famine. C’est ce qu’il ne fit pas, et cette négligence ajouta de graves embarras à ceux qui pesaient déjà sur nous.

 

 

Le 4 août, une revue de la garde nationale était commandée pour six heures du matin. Le roi, invité à y paraître, avait refusé sous le prétexte assez frivole, à mon avis, d’une promesse qu’il s’était faite à lui-même de ne mettre le pied à Milan qu’après avoir repoussé les Autrichiens au-delà des Alpes ; le général Olivieri le remplaça. J’assistai à cette revue, et les tristes pressentiments qui m’agitaient la veille ne tinrent pas devant le spectacle qu’elle m’offrit ; ceux qui connaissent la place d’armes de Milan pourront seuls s’en faire une idée. Lorsque je débouchai des sombres allées de la Piazza Castello, trois des côtés de l’immense carré que forme la place d’armes étaient occupés par la garde nationale milanaise et par les troupes piémontaises demeurées en dépôt ou en garnison à Milan. Les deux tiers de ces troupes étaient composés de notre garde nationale ; les soldats piémontais formaient l’autre tiers. Trente-trois drapeaux indiquaient les trente-trois paroisses de Milan. Les paysans, accourus des environs, étaient réunis en bataillons, et les gardes nationales des villes voisines étaient groupées par communes. Trente-huit pièces d’artillerie, suivies de leurs caissons, nous rassuraient sur les ressources dont pouvait disposer la ville, lors même que l’appui du Piémont lui eût été retiré. Tous ceux qui assistèrent à cette revue en revinrent pleins de confiance. Il n’y avait pas moins ce jour-là de trente mille gardes nationaux sous les armes, et plusieurs capitaines m’assurèrent qu’un tiers à peu près de leurs compagnies n’avait pu se rendre à cette solennité. Milan avait donc pour le défendre près de cinquante mille hommes de garde nationale, et, à côté d’eux, toute une population, hommes, femmes et enfants, prête à payer sa part de la dette à la patrie.

 

 

Pendant que les troupes défilaient en silence, le pas et le regard assurés, le canon commençait à gronder, mais personne ne parut y faire attention. De huit heures du matin à midi, le bruit de l’artillerie ne cessa de se rapprocher, et les bombes entrèrent enfin dans la ville.

 

 

Comment expliquer cette surprise ? C’est ce que je n’ai jamais pu. L’on disait dans la matinée du 4 que les Autrichiens étaient à cinq milles de Milan, à peu de distance du parc d’artillerie piémontais établi à Noverasco. Le roi et le gros de l’armée piémontaise campaient en dehors de la porte Romaine et dans les alentours, c’est-à-dire du côté de Noverasco même. Les Autrichiens avaient-ils donc pu s’avancer jusqu’à la porte Romaine sans rencontrer l’armée piémontaise, et sans que les Milanais eussent été avertis par cette armée de l’approche de l’ennemi ? Si impossible que cela parût, il fallait bien l’admettre. Moi-même, m’étant dirigée vers la porte Romaine, du côté où le canon se faisait entendre, j’avais été témoin de la fuite de la population surprise par les bombes ennemies, au moment où elle travaillait à des barricades près des murs de la ville. Je m’étais rendue alors en toute hâte au comité de défense, dont les membres, tranquillement occupés à rédiger des ordres du jour, se refusèrent un moment à croire à la gravité du péril que je leur signalais comme imminent. Comment admettre, en effet, les nouvelles que je leur apportais, lorsqu’on savait l’armée piémontaise réunie devant nos murs ? Pourtant le doute ne fut bientôt plus permis. La population avertie se trouva en un instant sur pied. La garde nationale se porta en foule du côté où l’ennemi commençait le bombardement ; elle le repoussa, lui prit cinq canons, lui fit deux cents prisonniers, et le força de se retirer à deux ou trois milles en arrière. En même temps, le son du tocsin apprenait à tous les habitants que Milan était en péril et réclamait le secours de leurs bras. Les larges dalles de nos rues furent enlevées ; des barricades se trouvèrent construites comme par enchantement avec les voitures et les meubles des maisons voisines. Des mines furent préparées en certains lieux. Milan présentait un amas de pierres et de projectiles, une forêt de petites citadelles, de forts et de redoutes, devant lesquels les meilleurs soldats auraient pu hésiter.

 

 

Les gardes nationaux étaient rentrés à la tombée de la nuit. Ils avaient vu l’ennemi, ils avaient reçu son feu et l’avaient forcé à reculer. Ce premier succès avait achevé d’exalter la population. […]

 

 

Source : Belgiojoso (princesse de), « les Journées révolutionnaires à Milan «, in la Revue des Deux Mondes, 1848, cité par Godechot (J.), les Révolutions de 1848, Paris, Albin Michel, 1971.

 

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