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PROPOS SUR L'ÉDUCATION

Publié le 11/08/2011

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xiv. — Quand on m'annonce une bibliothèque de culture générale, je cours aux volumes, croyant bien y trouver de beaux textes, de précieuses traductions, tout le trésor des poètes, des politiques, des moralistes, des penseurs. Mais point du tout, ce sont des hommes fort instruits, et vraisemblablement cultivés, qui me font part de leur culture. Or, la culture ne se transmet point et ne se résume point. Etre cultivé c'est, en chaque ordre, remonter à la source et boire dans le creux de sa main, non point dans une coupe empruntée. Toujours prendre l'idée telle que l'inventeur l'a formée; plutôt l'obscur que le médiocre; et toujours préférence donnée à ce qui est beau sur ce qui est vrai; car c'est toujours le goût qui éclaire le jugement. Encore mieux, choisir le beau le plus ancien, le mieux éprouvé; car il ne faut point supplicier le jugement, mais plutôt l'exercer. Le beau étant le signe du vrai, et la première existence du vrai en chacun, c'est donc dans Molière, Shakespeare, Balzac que je connaîtrai l'homme, et non point dans quelque résumé de psychologie. Et je ne veux même point qu'on me mette en dix pages ce que Balzac a pensé des passions; les vues du génie sont de tout ce monde à demi obscur qu'il décrit, dont je ne veux rien séparer; car ce passage du clair à l'obscur, c'est justement par là que j'entre dans la chose. Je n'ai qu'à suivre le mouvement du poète ou du romancier; mouvement humain, mouvement juste. Toujours donc revenir aux grands textes; n'en point vouloir d'extraits; les extraits ne peuvent servir qu'à nous renvoyer à l'œuvre. Et je dis aussi à l'œuvre sans notes. La note, c'est le médiocre qui s'accroche au beau. L'humanité secoue cette vermine. lxxxvi. - On dit que les nouvelles générations sont difficiles à gouverner. Je l'espère bien. Or il me semble que l'actuelle jeunesse dit non aux puissances, et même très fort, et dit oui à elle-même pensante. On pourrait bien dire que c'est parce que quelques-uns de ses anciens la dirigent par là. Mais le mouvement vient plutôt du plus profond de chacun. Quand la jeunesse ne voit point de maîtres, elle se moque, elle se détourne. Elle va chercher de ces livres qui n'espéraient pas être lus. Que ce soit science, ou poésie, ou philosophie, le succès va à ce qui est solitaire et difficile.

ALAIN. Propos sur l'éducation, 1952. Presses Universitaires de France

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